La nouvelle Les Morts dans le recueil de James Joyce fait quelques dizaines de pages.John Huston(1906-1987),aux origines irlandaises bien trempées,n'a plus que quelques mois à vivre.En fauteuil roulant et sous oxygène le vieux baroudeur ne peut se déplacer en sa chère Erin.Ses enfants sont près de lui,son fils Tony au scénario et sa fille Anjelica dans le beau rôle de Greta.Mais il n'y a que de beaux rôles dans Gens de Dublin.Le film dure 1h20 et comme j'aimerais que le cinéma retrouve l'art de la concision.Huston sera présent tout au long du tournage et il se peut que The dead soit pour moi le plus beau film au monde.Pour moi qui aime à me pencher depuis des lustres sur les étranges noces du cinéma et de la littérature le repas de fin d'années des soeurs Morgan,dans le Dublin du début du Siècle,est le plus magnifique festin du Septième Art.
La neige tombe sur la capitale irlandaise de ce qui n'est pas encore la République.Pas encore de république mais toute l'Irlande est là,de Joyce et de Huston.Les invités arrivent,comme tous les ans.On va chanter,très important en Irlande.On va danser,on va boire,très important en Irlande.On va même un tout petit peu croiser les fleurets mouchetés de la politique et d'un embryon de féminisme.Pour la politique:très important en Irlande.Pour le féminisme:hélas pas très important en Irlande,tout au moins pendant longtemps.
L'une des deux vieilles tantes a encore un beau filet de voix.Mais pour combien de temps?La nièce joue du piano divinement mais semble seule.Freddy est ivre,comme d'habitude,très important en Irlande.On le comprend,le pauvre,avec sa mère...Un vieux monsieur déclame et c'est étrange et très beau,comme suspendu dans le temps.On y cite Keats et les premiers indépendantistes.On s'aime bien tout en se querellant un peu.On y parle de chevaux et d'opéra,passions irlandaises.Gabriel fait son discours annuel,tendre et convenu,hommage à l'hospitalité des hôtesses.
Puis il se fait tard il faut s'en aller.Certains,éméchés,en sont aux anecdotes grivoises en reprenant le fiacre.Ce fut une belle soirée,comme l'an dernier.La voix du chanteur Bartell d'Arcy dans une ballade poignante cloue d'émotion Greta et Gabriel.Et s'ouvre le livre des souvenirs,le livre des morts.Rentrés à leur hôtel les époux se regardent.Il y a juste un peu d'incompréhension.L'évocation de la mort du jeune Michael,jadis amoureux de Greta,crucifie la femme encore jeune alors que son mari évoque à voix haute tous les disparus.
Son âme défaillait doucement au bruit de la neige qui tombait faiblement sur l'univers,et faiblement tombait le couchant de leur fin dernière sur tous les vivants et les morts.
Gens de Dublin perce le coeur du spectateur,porté par les mots de Joyce,la fidélité de Huston, l'extraordinaire justesse chorale de tous les acteurs(irlandais),la musique imprégnant le film sans l'étouffer?Greta,debout dans l'escalier,entendant la chanson en une contre-plongée infiniment douloureuse est pour moi le summum de l'émotion.En aucun cas sinistre ni morbide The dead est le testament d'un très grand cinéaste qui a tout connu et a su transcender au seuil de sa propre fin la nouvelle du plus grand écrivain de l'Irlande pour en faire une pièce d'orfèvre inoubliable,emmêlant le fil de la vie et de la mort en une île universelle.