J'accuse
Ecoutez-moi,vous tous,qui aimez les livres.Sachez à qui va votre amour,il est tant d'ouvrir les yeux.J'accuse,oui,solennellement et très officiellement,j'accuse les livres,Mesdames et Messieurs de la Cour des Lettres (il y a bien une Cour des Comptes).Il n'y a pas de bons livres.Ils sont tous très méchants et surtout terriblement imbus de leur personne de livre.J'en ai fréquenté beaucoup,mais ils sont si nombreux que je dépéris devant ce que dans les blogs on nomme une PAL,comme le supplice du même nom.Chronophages les livres m'ont tout pris.S'il ne s'agissait que de moi,mais, plus grave encore il s'agit là d'une bande de cannibales sans foi ni loi,qui n'écoutent que leur sauvage appétit.Et n'allez pas les défendre.Songez à votre propre salut.Quelques exemples concrets...
Un livre,pour atterrir dans nos mains,c'est un choix,enfin presque.Bien sûr on nous force un peu la main parfois.Mais bon an mal an admettons notre libre choix ou presque.Je laisse un peu de côté les impératifs économiques,pas mal de bibliothèques remplissent bien leur rôle.Là n'est pas la question.Non!Mesdames et Messieurs,les livres ne sont pas les tendres ou mutins compagnons,les fragiles confidents,les rudes frères d'armes de nos jours et de nos nuits.Il y a eu un célèbre livre meurtrier dans Le nom de la rose mais il ne tuait que de modestes moines plus ou moins hérétiques.On ne va pas mégoter là-dessus.Mais ça y est,j'ai compris,il faut faire rendre gorge à ces bandes d'assassins.
Et je vais citer des noms,avec une accusation étayée et des preuves notoires.Les choses n'étant jamais simples je vais déjà disculper un innocent. Non,Mesdames et Messieurs,Ulysse n'a tué aucun autre livre en ce qui me concerne.Il n'a pas été obligé car il ne m'a fallu que quelques dizaines de minutes avant de me débarrasser tout seul du plus grand roman du siècle,après 45 pages environ.Béni soit Ulysse de James Joyce qui m'a permis de retrouver très vite d'autres lectures.Le dénommé James Joyce s'est cependant vengé indirectement avec son complice cinéaste John Huston,m'obligeant à voir quatorze fois le chef-d'oeuvre Gens de Dublin,et à pleurer autant de fois devant tant de beauté.Une quinzième fois n'est nullement à exclure tant ce film me hante. Comptez un peu combien de films je ne verrai pas pendant ces heures passées dans cette maison dublinoise. Honte à vous,Joyce et Huston,de m'accaparer à ce point.
Je me souviens que la vaste somme d'Alfred Doblin, Berlin, Alexanderplatz a été jadis assassinée sous mes yeux.J'allais commencer ce probable chef-d'oeuvre quand au dernier moment j'ai choisi de lire presque au hasard un bouquin de Karel Schoeman,l'hélas immense Sud-Africain.Mal m'en prit,je dévorai les quatre romans parus en France, Retour au pays bien-aimé, La saison des adieux, En étrange pays et Cette vie.C'est la dure loi de la Lecturelande,un livre doit obligatoirement en écarter un autre pour vivre sa vie de livre dans l'existence du lecteur.Quelquefois tels les Atrides les livres assassinent leur propres frères.Ainsi,se mettant à douze tomes,Les trois mousquetaires,Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne ont jadis pour moi fait mordre la poussière à la pauvre Dame de Montsoreau,fille aussi du même Dumas.Quarante ans ont passé,je n'ai toujours pas lu cette Dame.
On pourrait multiplier les exemples.Grand adepte de Bibliothèques Municipales je prends parfois le volume d'à côté.Il y a peu,cherchant un livre de Rick Bass,un de mes favoris,je tombai sur le nommé John Barth et son Opéra Flottant.J'ai laissé un billet là-dessus sur mon sentiment sur ce livre,tout aussi flottant.Ce jour là,un écrivain inconnu m'a fait délaisser un auteur que j'adore.Faut-il le regretter?En ce cas précis...oui.Car il y a des livres plus meurtriers que d'autres.Ayant lu régulièrement Arto Paasilinna pendant quelques années je crois que ses Meunier hurlant,Bestial serviteur du Pasteur Hüskonen,ou Lièvre de Vatanen ont au début des années 2000 empêché de vivre, chez moi tout au moins (vous aurez remarqué que je parle de moi),je ne sais plus quel bouquin,peut-être même Millenium,un comble non?
Cessons de persifler.Un livre c'est une décision ,elle peut s'avérer malheureuse. Un livre prend toujours la place d'un autre. Toujours.Et le livre mis au ban y restera peut-être toute la vie.Peut-être pas.Les ouvrages ainsi délaissés,on les lira dans un mois,dans un an,dans cette vie ou dans une autre.J'ai personnellement trouvé un seul moyen de limiter ces assassinats en série. Je dépasse rarement les dix livres du même auteur.Bien sûr je ne tiens pas toujours parole,j'ai horreur de tenir parole,c'est pas marrant.C'est surtout valable,cette règle, pour les polars en série qui finissent par être plus de série que polars.Mais il me restera cependant mes chers assassins, multirécidivistes,Buzzati,Marai,Perutz et consorts.Diables de livres,faut-il que je vous aime pour avoir écrit pareilles insanités.