La poésie du jeudi, Seamus Heaney
Apparitions
Inishbofin un dimanche matin.
Soleil, fumée de tourbe, mouettes, diesel, cales des navires.
On nous aidait à descendre l’un après l’autre
Sur une embarcation que chaque passager faisait tanguer
Dans un vacillement sinistre, avant de nous serrer
Sur les bancs de traverse, par petits groupes craintifs,
Obéissants et mal à l’aise ; nul ne parlait que l’équipage
À chaque immersion des plats-bords
Qui semblaient près de prendre l’eau.
Malgré le calme de la mer,
Les secousses du moteur obligeaient le pilote
À maintenir son équilibre en manoeuvrant la barre :
La réticence et le poids de l’embarcation m’emplissaient D’épouvante.
Cela même qui garantissait notre salut
- soubresauts, légèreté, mouvement -
Faisait ma terreur. À chaque instant
De cette traversée, à la surface régulière
D’une eau profonde et calme, dont on voyait le fond,
C’était comme si j’observais la scène de très haut,
Sur un autre bateau voguant parmi les airs, effaré
Par les périls de cette plongée dans le matin,
Et j’avais pour nos têtes nues,
Courbées, comptées, un inutile amour.
trad. Patrick Hersant
Seamus Heaney, (1939-2013), Nobel 95, est né en Ulster. Inishbofin est une petite île au large de Galway dans l'Ouest irlandais. J'ai eu l'occasion de m'y promener un peu il y a bien longtemps. Comme une peur d'enfance, sinistre, effaré, épouvante, craintifs, périls sont les mots du poète. Rien de rassurant...Mais comme je trouve ça magnifique j'ai voulu vous le proposer. Merci à Asphodèle sans qui les choses ne seraient que ce qu'elles sont.