Aube eurasienne
Nos lectures communes, à Val La jument verte de Val et moi, nous font voyager. Ce fut au tour du Vietnam avec le beau livre de Duong Thu Huong Terre des oublis. Je ne crois pas avoir jamais lu d'auteur vietnamien. Duong Thu Huong (c'est une femme née en 1947) est une ancienne des jeunesses communistes pendant la guerre. Très critique à l'égard du parti elle a fini par en être exclue en 90, assignée à résidence. Elle vit maintenant en France.
Un trio: Mien, son second mari Hoan, et son premier mari, Bôn, porté disparu lors de la guerre du Vietnam, resurgi quatorze ans après. Mien, heureuse auprès de Hoan, riche commerçant et bon époux, père de leur jeune enfant, accepte la mort dans l'âme de retourner vivre auprès de Bôn. Hoan ne lui en veut pas vraiment et lui conserve tout son amour et continue de lui assurer une belle aisance matérielle. Tout le roman alterne entre ces trois personnages secoués par la vie, avec quelques personnages secondaires bien sentis, amis de l'un ou de l'autre, tous formidablement campés par l'auteure. 700 pages format poche passent ainsi très allégrément, ce qui m'a surpris. Narration éblouissante, dit la quatrième de couv., à juste titre.
Bôn, le vétéran communiste, rentré meurtri n'est pas loin d'être une épave. Mais reste un homme qu'on ne se résigne pas à condamner. Après tout n'est-il pas l'époux légitime de Mien? Presque misérable, usé, détruit, comme humilié, Duong Thu Huong lui conserve une certaine tendresse qu'elle nous fait très bien partager. Aussi bien Bôn que Mien ou Hoan s'expriment directement, c'est en italiques dans le texte et je trouve cela très bien. Ainsi de Bôn: J'ai raté le coche.Ce train ne reviendra plus jamais. Il n'y a plus que de l'herbe et des feuilles mortes dans la cour de la gare, il n'y a plus de voyageur attendant le train, il n'y a même plus de trace de ce train d'autrefois...Je me suis trompé. Le train de la vie n'offre qu'un seul voyage, il ne revient jamais dans une gare qu'il a quittée... Particulièrement bien décrite, la quête de Bôn égaré dans la jungle après la guerre, est saisissante, impressionnante. Le fantôme de son sergent...
Hoan, riche terrien, élégant et cultivé, voue un culte à son épouse Mien. Une certaine grandeur d'âme, ce qui n'est pas si fréquent en littérature en ce qui concerne les nantis (relativement). Ne pas se fier au côté apparemment lisse du personnage. Ses relations avec les prostituées humanisent considérablement Hoan et finiront par grandir son sentiment pour le statut des femmes. Car le Vietnam entier, lui non plus, n'est pas tendre avec elles. Duong Thu Huong nous fait partager le quotidien tout de labeur et de modestie de ces dames, tant aux champs qu'au foyer, souvent rudimentaire, la plupart du temps nourri d'un modeste mais omniprésent bol de riz gluant.
Mien, épouse, mère de famille, jolie femme de bonne foi, sincèrement éprise de Hoan, et sincèrement triste de la déchéance de Bôn, fait preuve de pas mal d'autonomie, partagée entre deux devoirs, mais éveillée et comme préparant la société vietnamienne, archaïque et si patriarcale, à certains changements. Le livre est passionnant de bout en bout. Les descriptions de la jungle, des cultures, de l'heure du thé, des arbres, sont fabuleuses. Loin d'un exotisme bon marché, et réussissant aussi à éviter le pamphlet post-colonial, ce n'est pas le propos, Terre des oublis ne les risque pas, les oublis.
La femme est un monde mystérieux, incompréhensible. Elle se désintéresse de la logique ordinaire et n'écoute que la voix de son coeur. C'est pourquoi l'homme n'arrivera jamais à sa hauteur... La femme est plus clairvoyante que l'homme sans doute justement grâce à ce fond obscur de son âme où l'intelligence s'arrête, où l'intuition érige ses antennes invisibles mais efficaces.
L'art du marteau
La littérature japonaise a souvent sa propre musicalité. J'en lis quelquefois, Yoko Ogawa notamment. C'est particulièrement le cas dans Une forêt de laine et d'acier, au titre énigmatique. Ce livre est étonnant. Est-il passionnant? La réponse n'est pas si simple. La forêt dont il est question est double et je ne souhaite en dire davantage. Le héros principal est un jeune homme modeste qui est élève accordeur de piano. C'est peu dire que ce roman n'est pas trépidant ni pittoresque. L'auteure, Natsu Miyashita, est capable de consacrer toutes ses pages à une sorte de mini-symphonie de chambre, bâtie uniquement autour de l'art d'accorder l'instrument.
J'ai apprécié le tour de force que constitue ce roman. Il y a un peu la rivalité entre les élèves, un peu le thème de la transmission du maître au disciple. Il y a plus que ça, un travail de fourmi (fa sol la si do ré) sur le son, la richesse des fréquences dans un salon feutré ou une salle de concert, la réaction des pianistes après passage des accordeurs, l'extrême finesse, la délicatesse de ces travaux d'orfèvre du marteau. Ne jamais oublier que le piano est instrument à cordes frappées, on pense à l'art campanaire (je suis d'une ville à carillon). Vbrations, étouffoirs, table d'harmonie, 88 touches, la magie de l'espace qui s'emplit d'indéfinissable.
Une forêt de laine et d'acier se déguste tel un rituel autour d'un thé, un cérémonial traditionnel, un film japonais qui vous demande un peu de votre temps. D'infinies nuances, même si les pianistes ne sont que les acteurs secondaires, car Natsu Miyashita désigne clairement les auteurs du rêve musical, les tutoyeurs de la perfection, que sont les accordeurs, après des années de formation. Tout au long des 250 pages on marche au bord du sublime, à la lisière d'une forêt (le titre prend tout son sens) qu'il faut caresser, ménager, deviner. Ce livre se mérite, peut-être un peu plus accessible aux lecteurs déjà familiers du Japon. Il n'est pas nécessaire par contre d'être soi-même pianiste, ni même musicien, pour en apprécier la grâce.
Je vais altérer cette chronique d'un demi-ton, un bémol en l'occurrence. On a le droit de s'y interroger au bout de dix pages, de s'y ennuyer au bout de vingt, et de jeter l'éponge et le livre au bout de trente. C'est que le fil en est si ténu.
Cousines nippones
Avant tout je voudrais vous remercier, amis qui avez eu ces gentils mots d'encouragement sur mon billet précédent. Ils ont été les bienvenus. Plutôt en meilleure forme, je reviens à l'occasion d'un billet commun avec ma chère co-lectrice Valentyne. Mon rapport au blog a cependant quelque peu changé. Les billets y seront certainement un peu moins fréquents mais cela n'altérera en rien mes visites chez les amis choisis depuis des années maintenant sur la toile.
Cinquième incursion dans l'univers de Yoko Ogawa, qui sait toujours me charmer. En compagnie de La jument verte de Val cette fois, dont je subodore qu'elle sera du même avis. La petite musique de cette auteure japonaise a quelque chose d'enchanteur, d'ensorceleur, bien loin des bruits et des fureurs. Ogawa s'intéresse souvent à la cellule familiale, à la transmission, à l'enfance. Tomoko, douze ans, loge chez sa cousine Mina pour sa première année de collège. Mina, asthmatique, n'est pas toujours très solide et Tomoko s'applique à lui faciliter la vie dans la grande maison familiale où vit Mina avec son père, sa mère et sa grand-mère paternelle Rosa, allemande. Il y a aussi Pochiko, dans le jardin...hippopotame nain qui accessoirement sert de monture pour emmener Mina, qui s'épuise vite à marcher, à l'école. On le voit, une pointe de fantaisie surréaliste nimbe cette jolie histoire sur le côté un peu étouffant de ce pays. Personnellement je commence à apprécier les lettres japonaises tout en y respirant un peu difficilement. Mais que de beaux moments dans La marche de Mina.
Aucun des personnages de la famille n'est sacrifié même si les passages les plus forts concernent les deux cousines. Mina, fragile et rêveuse a une curieuse collection que je vous laisse découvrir. Tomoko, plus aventureuse, se pose des qustions sur cette famille. Va-t-elle découvrir un secret? On ne quitte guère la maison ni le jardin dans La marche de Mina mais pourtant le monde est bien présent quoi que discret. A commencer par le massacre olympique de Munich en 1972. Cette incursion dans la brutalité est particulièrement bien amenée par Yoko Ogawa. Contrastant avec la relative sérénité de la maison familiale. Les deux cousines sont assez fascinantes, évoluant entre poésie et enfance, avec le goût des livres pour l'une d'entre elles, les premières admirations préado. Et aussi chemin faisant, le volley-ball, le ciel et la comète, la boisson traditionnelle fabriquée par l'entreprise de l'oncle de Tomoko. Et bien sûr les gros yeux ronds de Pochiko.
Quant à la salle de bains des lumières, c'est une idée lumineuse, et je vous y convie. Comme je convie ceux qui ne la connaissent pas à apprécier les livres de Yoko Ogawa. Ils ont la délicatesse et l'élégance de la silhouette d'un hippo-campe même si dans La marche de Mina il est plus souvent question d'un hippo-potame. Ils sont nombreux et bien distribués en France. Bien des blogueurs en parlent. Chez moi vous pouvez retrouver d'anciennes chroniques sur Les abeilles, La formule préférée du professeur, Les lectures des otages et Cristallisation secrète.
Prenez garde à la fonte des choses
Peu à peu j'explore l'univers de Yoko Ogawa. Quatrième épisode, un roman splendide, qui confine à un certain fantastique, en toute discrétion, et peut faire penser parfois à Fahrenheit 451. Cristallisation secrète est le roman de la disparition et se déroule dans une île,ce qui lui confère déjà un statut particulier. Par un étrange phénomène les choses s'effacent. Toutes sortes de choses.Des plus anodines aux plus essentielles, les oiseaux par exemple. Les roses, les photos, les livres. Et si un jour les mots eux-mêmes...
Effarant montage que ce livre où l'héroïne est elle-même romancière et n'a bientôt plus de contact qu'avec son éditeur caché. Avec habileté Yoko Ogawa nous perd un peu en faisant de l'écrivaine une recluse au milieu des machines à écrire hors d'usage. Quel symbole car bientôt ne sera-ce pas l'humanité entière qui sera hors d'usage? Volontairement exempts d'identité, les personnages, narratrice, éditeur (ce dernier a droit cependant à une initiale, R qui sonne évidemment kafkaien), grand-père, forment un trio d'entr'aide et de solidarité, face aux traqueurs de souvenirs, ces miliciens à la solde d'on ne sait qui.
Le plus fascinant de Cristallisation secrète, beau titre, réside dans la relative acceptation de cet état de fait. Pour digérer la disparition on dirait que certains l'anticipent presque, victimes soumises, consentantes, presque complices. Mais ce disant, je suis bien en deça de la grandeur de ce roman parabole de la condition humaine où heureusement l'amour conserve une place de choix. Mais Ogawa est aussi une poétesse qui sait nous toucher avec trois fois rien, un ticket de transport retrouvé, un harmonica désaccordé, ou, plus monumental, un vieux ferry qui sombre, bouleversants.
Après lecture des lectures
Pour la troisième fois j'explore le bel univers de Yoko Ogawa (Les abeilles, La formule préférée du professeur) avec Les lectures des otages, recueil de neuf textes, mais à l'intérieur d'un récit unique. Je m'explique. Lors d'une prise d'otages étrangers, on n'en saura pas plus, une ONG parvient à introduire un enregistreur. Opération réussie, les huit otages vont tour à tour prendre la parole et parler de toute autre chose que de leur situation. Il y aura un neuvième témoignage, celui du soldat de la brigade anti-terroriste. On apprend très vite que les otages n'ont pas survécu mais là n'est pas le propos de cette fine auteure qu'est Yoko Ogawa. Tout cela n'est qu'un prétexte pour que chacun des prisonniers évoque un souvenir, ce qui permet d'évoquer avec finesse (mais ça on le sait très vite en lisant n'importe quel texte même court d'Ogawa, même la toute première fois) différentes situations selon les protagonistes. Quelques exemples.
Une femme voit sa vie bouleversée à la vue d'un jeune homme dans le train transportant un objet très long dans sa housse, qui s'avère être un javelot. Le suivant elle découvre un stade vétuste et s'éblouit de la grâce du geste de l'athlète. C'est tout, et, croyez-moi, c'est beaucoup sous les doigts de Yoko Ogawa, experte en émois. (Le jeune homme lanceur de javelot).
Un futur écrivain, dans La salle de propos informels B, raconte comment jadis il est entré par hasard dans une salle d'un bâtiment public. Cet endroit bien anodin se révèle un espace de curiosité, de liberté, où s'expriment des groupes farfelus sans trop de soucis de logique ou de raison. Il y en a qui veulent sauver une langue qu'ils sont seuls à parler. Et aussi les amateurs de toiles d'araignée, le syndicat des recherches sur le jeûne, l'amicale des dessinateurs d'animaux imaginaires, et mon favori, l'assemblée de ceux qui écrivent Shakespeare sur des grains de riz. Fantaisie, surréalisme et humilité, sous la belle plume de Yoko.
Le loir hibernant nous est conté par un ophtalmo, peluche dépareillée et assez laide parmi les autres, tout aussi laides, proposées dans la rue sur un simple drap par un vieil homme noueux et décharné. La particularité de ce modeste éventaire est d'exposer des effigies d'animaux plutôt pas très sympathiques, chauve-souris, blattes, scolopendres, oryctéropes...Variation sur la différence et l'empathie, imagination stimulée. Ca vous dirait, une peluche de paramécie dont vous pourriez caresser les cils vibratiles?
Tous les textes des Lectures des otages sont à cette image, très originaux et inattendus. Je crois que Madame Yoko Ogawa va rejoindre ma cohorte d'écrivains favoris. Il y en a un pour qui c'est chose faite depuis longtemps, c'est notre ami Le Bison. La Lecture des Otages [Yoko Ogawa]
Des chiffres et des lettres
Un exploit pour ce livre de la très fine Yoko Ogawa (voir Les abeilles Bzzz bref mais troublant ), m'avoir intéressé aux mathématiques. Une aide ménagère travaille auprès d'un ancien professeur de mathématiques dont la mémoire se borne aux 80 dernières minutes à la suite d'un accident de la route. En compagnie de son fils Root, ainsi surnommé par le professeur à cause de son crâne plat comme le signe de la racine carrée (square root en anglais), elle découvre peu à peu, par l'entremise du professeur, la beauté des nombres et les relations inattendues qui existent entre les mathématiques et la vie concrète. C'est une femme modeste qui devient plus ouverte notamment au fait que les nombres peuvent unir des individus. Le lien professionnel entre le professeur et son aide ménagère se transforme : elle développe alors avec lui un lien amical fort malgré la santé vacillante de l'ancien enseignant.
Tout en douceur et en caractère malgré tout ces trois personnages sont magnifiques et pour tout dire assez inimaginables dans notre monde occidental. Le vieux professeur à la mémoire si volatile est un poète des chiffres et un spécialiste des problèmes mathématiques qu'il résout dans les journaux sans même penser à en toucher les primes. La formule préférée du professeur jongle si joliment avec les nombres premiers et les nombres parfaits, dont 99% me sont absolument étrangers, avec les logarithmes et les racines carrées qu'on a l'impresssion de les voir danser dans les nuages comme dans un film de Miyazaki. Magique comme une ardoise de notre enfance.
Mais le professeur a une autre passion qu'il relie aisément à la première, celle du base-ball, sport très prisé dans l'Empire du Soleil Levant. Il en est resté à ses joueurs fétiches d'antan bien sûr, et collectionne les cartes du championnat comme mon petit-fils les Pokemon, en plus soigneux. Et c'est délicieux de lire ses statistiques sur le temps moyen d'un lancer, le taux de réussite de tel joueur. Pourtant le base-ball est un sport particulièrement hermétique aux profanes. Mais la plume de Yoko Ogawa est si légère qu'on s'immisce volontiers dans le tendre trio. Root, gamin déluré et finaud, et qui n'a pas connu son père, progresse aux côtés du professeur et semble très heureux de ce grand-père de substitution. Bien sûr il est un peu lunaire ce vieux monsieur avec ses amis chiffres et nombres. Bien sûr il faut un peu d'attention pour ne pas perdre patience devant ses questions réitérées et oubliées le lendemain. Mais on dirait une famille...
Très jolie et très cohérente aussi la description des taches ménagères, repassage et pliage à la perfection, ou cuisine imaginative, qu'exécute la maman de Root. C'est une belle leçon d'humanité, sans pédagogie assommante, tout en charmes minuscules, que La formule préférée du professeur. Je les ai aimés,ces trois là.
Japoniserais-je, finalement?
Et si oui il faudra s'en prendre au Bison, La Mort, l’Amour et les Vagues [Yasushi Inoue] qui, non content de ses grands espaces, et de ses soirées musicales jazz, blues and co., est doucement en train de m'intéresser à la littérature nippone. Yasushi Inoué (1907-1991), je ne le connaissais pas mais l'Herbivore que vous savez, qui en parle si bien a titillé ma curiosité. Et au hasard ou presque j'ai choisi ces trois nouvelles réunies dans La chasse dans les collines. Il est finaud le Ruminant, car ces trois histoires sont un modèle de narration, sobriété toute orientale, essentiel du récit apparaissant comme les gravures japonaises minimalistes, mais d'une acuité précieuse. Les thèmes sont d'un Japon éternel donc absolument contemporain, où rôde toujours comme un vieux code samouraï, incluant retour nature et disparition de l'individu envers la société. La première de ces nouvelles, éponyme, traite de l'adultère, au delà du doute, chez un chasseur qui trouve le mouchoir de sa jeune épouse dans un bois non loin de la maison. Pas de grand scandale, ni de violence, et puis il y a une belle différence d'âge... Alors rien de très grave,sauf que l'homme ira plus mal qu'avant...
Veillée funèbre traite aussi du couple mais pas seulement. Le grand journaliste avait presque disparu depuis trois ans. Mort le lendemain de son retour à Tokyo. Une inconnue soulève le voile mortuaire, inconvenant. On apprend au fil des 80 pages que cette femme a vécu avec lui pendant ces années dans des conditions un peu spartiates, et épisodiquement. Cela suffit-il à parler de liaison? Cette femme écrit deux lettres, à la veuve,et à l'homme lui-même. Sur la difficulté d'être l'irrégulière, encore que dans la culture japonaise le mot de maîtresse n'est probablement pas le terme qui convient. Il y a dans ce pays de telles spécifités morales et sociales que beaucoup de finesses peuvent nous glisser entre les mains, poussières spirituelles très stimulantes néanmoins.
Dans Sannomiya en feu, ma nouvelle préférée, Kobé, sous les bombardements, nous suivons un groupe de filles délinquantes, délinquantes comme là-bas, dont le plus grave délit est d'entrer au cinéma sans payer. Ainsi quelques mois de la vie de ces filles dans un Japon à feu et à sang. Paradoxalement, Omitsu et ses amies, éprises de liberté, sorte de zonardes en une ville mutante, ne connaissent-elles pas ainsi le meilleur de leur vie? Comme en témoignent ces dernières lignes, stupéfiantes et fulgurantes.
Aujourd'hui encore, il m'arrive de me rappeler la beauté des langues de feu dans lesquelles je vis se consumer Sannomiya. Des flammes hautes et basses léchaient le ciel noir, crachant de temps en temps des gerbes de petites étincelles tremblotantes, d'une beauté fugitive. Ce brasier dévorant engloutissait un monde : c'étaient les arbres qui bordaient nos rues, les toits et les fenêtres de nos immeubles qui s'effondraient. Et il se dégageait de ce magnifique incendie quelque chose qu'en cette époque sombre il était sans doute permis de nommer "beauté".
Bzzz bref mais troublant
Ce satané Bison de Le Ranch sans Nom a fini par me convaincre de nipponiser un peu plus. Alors,soucieux de ne pas abuser ni du sake ni du sumo j'ai lu les 75 pages des Abeilles de Yoko Ogawa et ce fut un nectar.J'en ai fait mon miel. Voilà la beauté du texte court dans toute son épure,sans effets ni scories. "Les tulipes du massif oscillaient.Les ailes des abeilles étaient mouillées." Une ligne et demie,vers la fin du livre,et je la trouve superbe en sa simplicité. Puisque de Japon il est question on pense au crayon d'Utamaro, quelques traits dans un coin d'une grande feuille,et qui en disent tant. L'héroïne de ce beau et discret récit rencontre un directeur de résidence d'étudiants,sans étudiants pour y résider. L'homme, très gravement handicapé, prend une place dans sa vie,sa vie un peu en stand-by, son mari en lointaine Suède pour son métier. De petits mystères sur la disparition du dernier pensionnaire,l'habileté manuelle ou plutôt pédestre du personnage, une curieuse tache au plafond,et surtout le bruit des abeilles dans le jardin sous la brise, un étonnant mélange qui distille bientôt une inquiétude,comme si sous le calme le pire était à venir. Pas sûr du tout. Hum hum,possible cependant.
Drôle d'endroit que la blogosphère avec ces étranges rencontres. C'est au Bison que je dois cette perle du Soleil Levant. Oui,ce même Bison dans sa grande prairie, amateur de bière,de Southern-rock, très chatouilleux sur Chet Baker, très noirpolarophile,tout ça mais pas seulement. Sous sa pelisse on trouve aussi une belle plume qui court sur la littérature japonaise. Il faut, comme le peintre du Quai des Brumes, voir les choses qui sont derrière les choses.
Uchronie nippone en cases
Assez peu bédéphile j'ai eu la surprise de trouver devant la cheminée cet album japonais d'un auteur semble-t-il assez connu mais que j'ignorais.Après un moment d'hésitation je me suis lancé dans l'aventure de Quartier lointain.La préface est signée du cinéaste belge Jaco Van Dormael et je dirais que ça va de soi.Pour deux raisons.D'abord Quartier lointain est presque déjà une oeuvre de cinéma par son rythme,ses cadrages hyperprécis,ses hors-champ,son temps suspendu.Je sais que c'est déjà en cours d'adaptation d'ailleurs.Ensuite le très rare Van Dormael(à ma connaissance deux films seulement,Toto le héros et Le huitième jour) possède un univers filmique curieux et très personnel,assez proche du thème traité par Jiro Taniguchi,la deuxième chance et l'imaginaire qui permettrait de revivre sa jeunesse et,toute la question est là,de la corriger éventuellement.Le héros,cadre quadra et demi,se trompe de train,stressé et hypernippon, pour se retrouver dans sa ville l'année de ses quatorze ans.L'uchronie est un procédé littéraire et cinématographique classique qui a ses célébrités Smoking/No smoking,Un jour sans fin,nombre de films de science-fiction.Revivre sa vie est un vieux fantasme.Moi j'appelle ça simplement "refaire un tour".Ca arrive d'ailleurs,qu'on "refasse un tour",c'est le propre des rencontres.
C'est donc l'occasion de se faire une idée de quarante années de vie japonaise au quotidien, écoles, lycée,université,vie de famille. Souvenirs de guerre aussi,absolument inévitables dans toute oeuvre japonaise et pour cause. Univers oppressant en lui-même à nos yeux d'Occident,ce pays nous échappe et Quartier lointain nous en donne à gôuter un petit morceau,délicieux et teinté d'amertume. Les plus cinéphiles ne pourront pas ne pas penser à Ozu,même si les années ne correspondent pas tout à fait.Il y a dans Quartier lointain un parfum d'intemporalité bien subtil.Le noir et blanc convient à merveille à ce ballet de cases à bulles dont je suis peu familier mais qui m'a profondément touché.La version cinéma est-elle indispensable?Peut-être quelques-uns d'entre vous,plus au fait de BD,me le diront-ils?
Un Japonais au Japon
La musique et les mots de Murakami,c'est un voyage dans un Japon moderne qui ne doit plus grand-chose à la tradition,et pourtant...Et pourtant on retrouve dans Après le tremblement de terre,constitué de plusieurs petits récits,une poignée de Japonais de tous âges,malmenés par le souvenir de ce séisme qui aura peu ou prou changé leur vie.Séparation,retrouvailles donnent à tous ces personnages indéfinissables une part d'ombre ,une nimbe de délicatesse bien difficile à préciser,la marque d'un écrivain.
Dans Au sud de la frontière,à l'ouestdu soleil le héros ,quadra passionné de jazz,voit resurgir du passé son amie d'enfance,amour envolé depuis longtemps.De subtils retours en arrière nous font le portrait en trois âges d'Hajime à dix,vingt,quarante ans,des trahisons et des regrets,de la douleur de vivre.Ruptures de ton comme dans ce foutu jazz qui peut faire si mal.
Les amants du Spoutnik est une variation sur le triangle amoureux où chacun des amants gravite en fait sur l'orbite de la solitude,thème éminemment présent dans l'oeuvre de Murakami qui n'en dédaigne pas de petites touches d'humour pour autant,ce qui nous laisse un délicieux souvenir de lecture,assez peu commode à expliquer,mais bien réel.L'impression,surtout,de n'être pas si mal dans le monde de Murakami.
Né en 49 à Kobe;terre instable,Murakami a traduit Raymond Carver et F.S.Fitzgerald et écrit toujours sur le jazz,entre deux aller-retour Japon-Amérique.Les trois livres chroniqués sont chez 10/18.