J'irai jamais sur ton Islande
Masse Critique Babelio et les éditions Métaillié, que je remercie, distillent avec ce roman un air glacé, celui, bien connu maintenant, du polar nordique. Mankell, Nesbo, Indridason and co. sont passés par là. Probablement peu de surprises à attendre me disais-je. Je me disais bien. Aurora, qui vit en Angleterre, part en Islande à la demande de sa mère, car Isafold, sa soeur ainée, n'a plus donné de nouvelles depuis plusieurs semaines. Même dans ce petit pays où l'on croit que tout le monde se connait on peut donc disparaître. Curieuse Islande. Ce sont d'ailleurs les quelques particularités distillées à travers le livre sur la vie dans l'état insulaire qui m'ont paru les plus intéressantes, voire les seules car l'intrigue policière et les personnages n'offrent guère d'empathie. Froid comme l'enfer est un polar banal qu'on lit dans le train, au moins ainsi 100% des voyageurs ne seront pas rivés sur les boîtes diaboliques. Et si le lecteur n'a pas fini Froid comme l'enfer et l'oublie au terminus ça n'a guère d'importance.
Par contre j'ai été relativement troublé par le mal que semble penser l'auteure à propos de son propre pays. Lilja Sigurdardottir démolit consciencieusement l'Islande. Loin de l'univers de Jon Kalman Stefansson dont l'Islande est pourtant rude mais si profonde et lyrique. Mais ne comparons pas. J'espère ne pas divulgâcher en évoquant les violences conjugales dont l'île semble être une championne. Pour l'alcoolisme on était au courant. Pour les différentes addictions si sympathiques on s'en doutait mais là encore Madame la fille de Sigurdar appuie sur le champignon (hallucino cela va sans dire).
N'oublions pas les fraudes financières historiques et les montages complexes. L'Islande n'en détient pas le monopole mais tout s'exacerbe dans cet espace clos si souvent dans la nuit. Les disparus, vu le peu de population et le relief tourmenté de cette île encore trop grande, sont plus rarement retrouvés que partout ailleurs. Et, mais peut-être en ai-je déjà trop dit, cette conception très particulière de la justice à propos de l'homicide. Là-haut, pas très loin du pôle, les prétoires aussi seraient glaciaux. Seize ans de prison maximum, la plupart du temps ramenés à dix. Je sais pas vous, mais moi...froid dans le dos.
Le Japonais fou de la France, âme et coeur
Dans la lignée du très beau Ame brisée le grand romancier japonais a écrit en français le non moins chaleureux Reine de coeur. Il y a tout dans ce beau livre, l'amour, la guerre, les mots et, plus que tout, la musique. C'est aussi un hommage d'un jeune couple réuni par les hasards de la vie à leurs grands-parents, fracassés, eux, par les horreurs de la guerre.
On entre dans ce livre brutalement, une scène de la guerre sino-japonaise, particulièrement brutale. Et le livre oscille tel un métronome entre le pire de l'homme, qui hélas a fait ses preuves et qui a encore une belle carrière devant lui, et le meilleur, en l'occurrence les somptueuse pages sur l'interprétation de la Huitième Symphonie de Chostakovitch. Ce monument de 70 minutes accapare une douzaine de pages extraordinaires. Et ces pages donnent grande envie d'écouter cette oeuvre hors normes.
Akira Mizubayashi voue un culte à la littérature française, à la langue notamment. Cela transpire tout au long ce roman sur la mémoire et la transmission, dont on sort l'âme enchantée, brisée aussi pour citer le premier roman en français de l'auteur. L'âme est aussi le coeur du violon et sur l'émotion que peuvent procurer ces quatre cordes point n'est besoin de s'appesantir. Quelques lignes sur la prégnance de la guerre dans les entrailles de cette Huitième Symphonie selon Mizubayashi.
Les yeux d'Oto étaient fixés non seulement sur le bras droit de Mizuné qui manoeuvrait fougueusement son archet, mais aussi sur son corps qui se penchait naturellement lorsque son instrument produisait des sons graves. Bientôt les altos cédaient leur place aux violons qui, maintenant le principe des notes martelées, subissant régulièrement l'intrusion des violoncelles et des contrebasses comme des coups de poing reçus en plein ventre, suscitaient l'intervention des clarinettes et d'autres instruments à vent émettant, quant à eux, comme des cris stridents proférés par des bouches tordues de douleur. Bref, une fois de plus, les violences de la guerre déferlaient dans la salle implacablement.
Ce n'est là qu'un court aperçu. Je ne crois pas avoir jamais lu aussi tellurique, aussi obsessionnel, aussi cataclysmique sur la musique. Chostakovitch a connu des hauts et des bas, des heures claires et bien des tourments. Le Japon aussi. Mizubayashi, qui traduit lui-même ses livres français en japonais, est à lui seule une belle passerelle.
Gand de fer
Le romancier belge Stefan Hertmans m'avait enchanté avec Le coeur converti. Il nous revient avec un bouquin très original dont le personnage central est une maison, une grande bâtisse au coeur de Gand, que l'auteur a vraiment achetée en 1979. A l'abandon, elle a visiblement connu des jours meilleurs derrière sa grille ornée de glycines. Il y vivra vingt ans et ne découvrira qu'assez tard qu'elle fut la propriété d'un SS flamand, très zélé collaborateur du Reich avant et pendant la guerre. Très original, Une ascension parsème le récit de quelques photos de cette fameuse maison et de la ville de Gand lors de ces années de plomb, certains dont Willem Verhulst étant particulièrement engagé puis compromis dans la sympathie avec Berlin.
Stefan Hertmans nous immerge ainsi dans la vie quotidienne de cette famille, le père, plus que dévoué collaborateur de l'occupant (nazi pendant les guerres, et catholique entre elles, dixit Jacques Brel), la mère, Mientje, pas du tout du même bord, et leurs trois enfants. Et c'est toute la logique de collaboration que l'on comprend, à observer Wilhelm, entraîné dans le toujours plus de compromission. Malgré tout il restera un semblant de lien familial au travers de ces conflits culturels, linguistiques, etc.
Et après avoir lu Une ascension, avec sa chute bien entendu, il me vient à l'esprit quelque chose de curieux. J'habite non loin de la Belgique. Et pourtant je n'y suis que très peu allé. Comme si c'était un pays exotique, très différent du nôtre. Je crois que c'est le cas. Le magnifique roman de Stefan Hertmans et cette grande maison gantoise, sombre et peuplée de fantômes, en est le personnage central. On y entre par effraction, et l'on est fasciné. L'âme humaine n'y est pas grandie, elle est ainsi. Et comme je l'ai écrit souvent, les guerres sont des périodes difficiles, les avant-guerres ne sont pas commodes et les après-guerres déchantent méchamment. Le reste du temps ça va.
Une trentaine de petites photos, très judicieuses, s'avère une excellente idée qui convient particulièrement au sujet. Des photos de famille, des lieux emblêmatiques, quelques objets aussi, certains très marqués du sceau de la solide incursion nazie au pays de Belgique.
Bolognese
Le côté enquête, polar proprement dit, d'Une affaire italienne n'est pas le plus intéressant. C'est souvent le cas. Un policier plus vraiment policier, 1952-1953, dans la belle ville de Bologne, Bologne la rouge, bastion du PCI des belles années, aux sympathies souvent prosoviétiques. Bologne qui n'aime ni les fonctionnaires romains ni les businessmen milanais. De Luca fut un bon flic, mais durant le régime fasciste. Sur la touche il officie très officieusement. L'affaire de départ, la jolie veuve d'un professeur d'université, retrouvée massacrée dans sa baignoire, peu après la mort accidentelle de son mari.
De Luca et son chaperon un peu plus officiel, le jeune Giannino, vont se trouver au coeur d'une affaire, certes italienne, mais surtout émilienne, dans laquelle grenouillent des agents russes, des flics du cru, des musiciens de jazz. Le chapelet des morts violentes s'égrène et on a un peu de mal à s'y retrouver. Le plus réussi dans Une affaire italienne c'est un petit matin gris en période de Noël dans le froid d'Emile-Romagne. C'est Stormy Weather chanté par la belle Claudia, dite Faccetta Nera, la Lena Horne bolonaise, un peu d'Ethiopie dans cette Italie nordique. Elle est un peu obligée de chanter quelques roucoulades, et Bella Ciao. Mais la musique n'adoucit pas toujours les moeurs et Claudia n'est pas une oie blanche.
De Luca était apparu il y a vingt ans dans une série de trois ouvrages dont Via delle Oche. Carlo Lucarelli l'a laissé mijoter un bon moment et le réactive donc dans cet excellent thriller giallo, dans une Italie au début de sa renaissance où essaient de se recycler, comme dans toute après-guerre, quelques personnages au passé peu reluisant. Dame, il faut tenter de rebondir. Un cousin transalpin du Bernie Gunther de Philip Kerr en quelque sorte. Bologne est une ville où j'ai passé quelques jours il y a quelques années et j'ai eu plaisir à en arpenter les portiques sur les traces de De Luca alias l'Ingeniore Morandi.
Dialogue Nord Sud
Quel régal que ce roman qui nous plonge dans les affres de la guerre de Sécession. Cette dernière a donné lieu à quelques chefs d'oeuvre, notamment The red badge of courage de Stephen Crane. Le Cercueil de Job, c'est une constellation que Bell Hood, jeune esclave en fuite, suit tant bien que mal dans sa cavale. Jeremiah Hoke, lui, dans les rangs confédérés, presque par hasard, est gravement blessé à la bataille de Shiloh, il erre, fantomatique survivant en quête de rédemption d'un passé obscur. June, un affranchi, mais que vaut au juste la vie d'un affranchi, traverse le conflit sans bien comprendre comme beaucoup.
Les affres de la guerre civile, cette horreur parmi les horreurs, sont décrites par Lance Weller de façon à la fois réaliste et hallucinante. Le long cauchemar n'épargne personne. Et l'on n'est très vite happé par cette apocalypse au point de ne plus bien savoir dans quel camp l'on est tant l'enfer est neutre mais obsédant. Les rives des fleuves, les collines, les bosquets ne sont que poudrières susceptibles d'embrasement à chaque seconde. Les généraux d'un côté comme de de l'autre sont la plupart du temps arrogants et peu comptables des cadavres de la piétaille.
Hoke le soldat sudiste malgré lui et Bell la toute jeune esclave sont reliés, c'est un peu un truc de scénariste mais on le comprend dès le début. Peu d'importance. Ce qui éclate dans Le Cercueil de Job, c'est la gigantesque fracture que fut la Civil War dans un pays tout jeune à l'aube de son extraordinaire ascension. L'Amérique ne s'en remettra jamais tout à fait. Peu de jugements sentencieux, peu de considérations morales dans ce livre foisonnant. Mais des héros broyés, dispersés, niés par l'Histoire, de ceux qui trinquent dans le grand maelstrom du Nouveau Monde contemporain. C'est un roman historique qui fait preuve d'un souffle impressionnant, jouant avec les silhouetttes des hommes, des pantins désarticulés par la haine, ce sentiment pire encore dans les guerres civiles.
Un très beau personnage traverse brièvement le roman. Henry Liddell, pionnier de la photographie, qui entend témoigner avec ses daguerréotypes, et qui, en une scène magnifique, agonisant à cause des produits toxiques des premiers studios photographiques, signe l'acte d'émancipation de June. June auquel il restera néanmoins un long long chemin vers la liberté.
Au bonheur des loups
La montagne à nouveau avec son chantre magnifique, Paolo Cognetti après Le garçon sauvage et Les huit montagnes. La félicité du loup, quel joli titre, est un enchantement, une ode, un hymne à ces Alpes que l'auteur connait si bien. Particulièrement ce Val d'Aoste, presque autant français qu'italien. Premier de cordée, Cognetti met en scène un écrivain quadra, c'est sa génération, en panne d'inspiration mais en plein divorce, qu vit en partie à Milan, en partie dans ses chères montagnes. Fausto, à l'évidence Paolo, s'est provisoirement reconverti cuisinier du Festin de Babette, modeste restaurant du village de Fontana Fredda. Il y fait la connaissance de Silvia, libraire plus ou moins en rupture, qui officie comme serveuse.
L'histoire d'amour est simple, c'est même une histoire sans histoire. Cela durera au moins l'hiver et le début du printemps. Puis, paisibles tous deux, Fausto devrait rejoindre Milan et Silvia grimper vers les glaciers. Répondront-ils à l'appel de l'automne? Ce n'est pas le sujet de ce beau roman. On croise des modestes, souvent chez Cognetti. Santorso, Saint Ours, aisteur dameur garde-forestier, un taiseux, à peine bonjour ni merci, mais qui répond présent et connait la montagne mieux que les chamois. Pourtant celle-ci ne lui fait pas de cadeaux.
Pasang, un Népalais, ses quelques mots d'italien, venu comme guide, un roc, qui n'oublie pas son pays qu'il rejoint en fin de saison. Babette la patronne, confiante et libre, heureuse ici, mais qui partira. Fontana Fredda se bat pour exister avec foi et courage. Une vie en altitude doit être possible, respectant nature et saisons. Pas de nostalgie malsaine dans La félicité du loup, mais la conviction que l'homme y a toute sa place.
Dans cette élégie aux Alpes italiennes (bien sûr, Mario Rigoni Stern y est cité, Dino Buzzati, on y pense en voisin), Hokusai,le génial peintre japonais, le vieillard fou de dessin, le rêveur du Fuji, est joliment convoqué. Et le paysage, mieux, le "pays" nous offre ce qu'il a de plus somptueux, ruisseaux, arbres, oiseaux, ruminants et, le loup probablement. Minéral, végétal, animal, que les règnes arrivent et vous enivrent.
Entre le chien et le loup, entre le crépuscule et la nuit les petits coqs de bruyère sortaient pour en découdre, ils y allaient à coup de pattes, de bec, d'ailes, tout ce qu'ils avaient pour combattre, et leur fureur était telle en ce début de saison des amours qu'ils pouvaient ignorer un engin chenillé...Santorso observa les beaux sourcils rouges des deux coqs, leur plumage gonflé pour intimider l'adversaire. Dns un coin les femelles aussi attendaient de connaître le vainqueur. Neige ou pas neige, ce moment avait toujours marqué pour lui le début du printemps.
Fausto avait lu quelque part que les arbres, contrairement aux animaux, ne pouvaient chercher la félicité autre part. Un arbre vivait là où sa graine était tombée, et pour être heureux, il devait faire avec. Ses problèmes il les résolvait sur place, s'il en était capable, et s'il ne létait pas il mourait. La félicité des ruminants, en revanche, suivait l'herbe, à Fontana Fredda c'était une vérité manifeste: mars au bas de la vallée, mai dans les pâturages des mille mètres, août dans les alpages aux alentours de deux mille, puis de nouveau en bas pour la félicité en demi-teinte de l'automne, la seconde modeste floraison. Le loup obéissait à un instinct moins compréhensible. Santorso lui avait raconté qu'on ne comprenait pas très bien pourquoi il se déplaçait, l'origine de son intranquillité.Il arrivait dans une vallée, y trouvait peut-être du gibier à foison, pourtant quelque chose l'empêchait de devenir sédentaire, et tôt ou tard il laissait tous ces cadeaux du ciel et s'en allait chercher la félicité ailleurs. Toujours par de nouvelles forêts, toujours derrière la prochaine crête, après l'odeur d'une femelle ou le hurlement d'une horde ou rien d'aussi évident, emportant dans sa course le chant d'un monde plus jeune, comme l'écrivait Jack London.
Mais c'est en entier qu'il faut tenter de percer La felicità del lupo.🐺
Deep Heart
Lecture commune avec Val La jument verte de Val au coeur du pays le plus exotique qui soit, le Royaume Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. Déjà l'appellation...J'aime bien Jonathan Coe (La pluie avant qu'elle ne tombe, Billy Wilder et moi) toujours très fin observateur. Le Brexit ne vous passionne pas? Je demande ça parce que le Brexit est le personnage principal de cet excellent roman tout à la fois émouvant et cocasse, acéré et distant. Un exploit que de faire aimer cet imbroglio insulaire aux Frenchies d'outre Channel.
Plusieurs destins se nouent et se dénouent lors des années d'avant la décision so British d'envoyer paître Dame Europe. Benjamin, quinqua qui vit seul et tente une carrière littéraire. Sa soeur Lois à l'aube d'un divorce. Doug, journaliste plutôt proche du Labour, partisan du Remain mais dont la maîtresse est une parlementaire conservatrice plutôt favorable au Leave mais pas trop quand même. Sophie, la fille de Lois, au mariage hasardeux. La toute jeune Coriandre (comment peut-on s'appeler Coriandre?), ultragauchiste sans concession, aux seize ans stupides et navrants (mais les miens ne l'étaient-ils pas un peu?). Charlie, ancien condisciple de Benjamin, qui fait le clown au sens propre dans les goûters d'enfants et dort dans sa voiture.
Tous un peu perdus en une symphonie d'Albion qui perd la tête, ces hommes et ces femmes nous vont droit au coeur. Humains, trop humains. J'ai envie d'un tee-shirt "Je suis British". Parfois désopilant à l'instar de la couverture vraiment hilarante, Le coeur de l'Angleterre est un grand roman sur le désenchantement et l'égarement qui peut prendre le contrôle des hommes. Et même des Français peuvent s'insinuer dans cette passionnante English story. Le Brexit aura au moins donné naissance à un livre assez génial. Quelques toutes petites concessions aux minorités, il est devenu si difficile de faire autrement. Mais je n'en dirai pas plus. Si, un tout petit extrait. Funny, isn't it?
Le directeur de département de Sophie, Martin Lomas, cinquante-deux ans, était professeur d'histoire européenne, spécialisé dans le rôle joué par le lin dans les accords commerciaux entre la Grande-Bretagne et les pays Baltes au début du XVIIe siècle, sujet sur lequel il avait déjà écrit quatre ouvrages.
A l'heure où je rédige j'ignore totalement le vote de mon amie Val. Read-remain ou read-exit? So long, dear friends.
Rien ne va plus au Grand Hotel
Rien ne va. Et Gary Brooker est parti. Alors deux mots. Ne croyez pas ce qu'on écrit. N'écoutez pas que le somptueux tube que les radios vont vous repasser. Gary Brooker, l'âme de Procol Harum c'est une quinzaine d'albums la plupart du temps géniaux, avec les meilleurs musiciens et un line-up variable bien sûr, notamment Matthew Fischer et Robin Trower. J'en possède moi-même neuf. Les premiers ou presque (avec les Moody Blues) à fusionner rock et symphonie. Ils avaient beaucoup tourné notamment en Allemagne et Scandinavie. La France, rarement très compréhensive musicalement, les a toujours ignorés. Procol Harum ou l'un des plus grands malentendus de l'histoire du rock.*
L'ami nordique
Je me retrouve volontiers dans les livres du Norvégien Per Petterson que j'aborde pour la cinquième fois. Arvild Jansen était déjà le héros de Maudit soit le fleuve du temps (Grand du Nord). On ne le quitte pas au long des 300 pages de Des hommes dans ma situation. En pleine séparation d'avec Turvid, Arvid dérive tranquillement, écrivain qui n'écrit guère, père de trois filles qu'il peine à voir, écumant Oslo de bar en bar, s'alcoolisant raisonnablement, oisif, quelques conquêtes de hasard. La vie, la vie dans tout ce qu'elle a d'erratique. Alors on pense un peu à Drieu La Rochelle, au Feu follet, au cinéma du jeune Wim Wenders, tout cela version smorgasbord, et ce Nord que j'aime tant.
Nous sommes certes dans une littérature de la mélancolie, du spleen, du blues. Mais ceux qui me lisent un peu me connaissent de même depuis longtemps savent mon goût pour cette atmosphère. Je me sens mieux quand je me sens mal. Des hommes dans ma situation ne convient pas aux boute-en-train, mais aux hommes dans ma situation, oui. Alors j'ai aimé accompagner Arvid dans sa déréliction, sacrifiant ainsi au romanesque sombre. Attention je connais mes limites et apparemment Arvid aussi. Restons dans le cadre de la raison et rien ne vaut la vie.
Léger bémol pour altérer un peu ma tendance laudative au sujet du roman. Je ne pense pas que Per Petterson sache que j'ai passé cinq jours de ma vie à Oslo en 19... je sais plus. Il doit croire que j'y aie une résidence secondaire. Car j'ai rarement lu un tel lame dropping géographique. Gallimard aurait dû agrémenter Des hommes dans ma situation d'un plan de la ville. Des centaines de noms de rues, de places, de banlieues, de ponts, de gares, etc. constellent le récit et l'errance, mesurée, d'Arvid Jansen à sa propre recherche. Je suis sensible aux noms nordiques que j'essaie de prononcer à voix haute, mon exotisme à moi. D'aucuns trouveront cela un peu abusif.
Embarquez pour ce street trip septentrional, c'est ma conclusion, si vous aimez ce dépaysement immersif et si vous avez envie d'accompagner Arvid, comme un voisin un peu ombrageux mais qui mérite toute votre attention. Quelques lignes où il n'est pas question de l'urbanisme de la capitale norvégienne.
Ma vie s'en allait à vau-l'eau, tout disparaissait, je ne retenais rien, les choses se détachaientde moi les unes après les autres et flottaient dans l'air. Et elles ne reviendraient plus. Comme dans le poème de Yeats, où le faucon n'entend plus l'appel du fauconnier, s'envole au-dessus des collines pierreuses et disparaît quelque part entre les montagnes de Mongolie. Ou dans l'ouest de l'Irlande, près des îles Blasket avec leurs maisons sans toit et leurs murets en pierre sèche à moitié écroulés; ce paysage noyé sous la pluie que j'avais vu autrefois depuis les hautes falaises de la côte.
Tiens. On dirait qu'il sait aussi que que j'ai passé quelques heures aux îles Blasket. C'était en 20... je sais plus.
Bon appétit Messieurs
Ce déjeuner est délicieux. Il en émane un charme très plaisant à l'évocation de mai 68 vu du palace parisien le Meurice où doit avoir lieu la remise du prix littéraire Roger-Nimier,l'un des rares prix de printemps, financé et organisé par la milliardaire Florence Gould, elle-même pensionnaire permanente du Meurice. Tout ça au cours d'un déjeuner prestigieux avec les membres du jury, Blondin, Jouhandeau, Morand, peu suspects de gauchisme, un aréopage très masculin, et quelques invités de passage dont Dali, son épouse Gala et son ocelot Babou. On attend le lauréat, un tout jeune auteur qu'on nobélisera cinquante ans plus tard.
Seul écueil, de taille, en ce joli mai Paris est en rade et le Meurice...plus ou moins en autogestion. Les clients, sultan de Zanzibar, maharadjah de Kapurthala, ne sont plus là. De toute façon ni trains ni avions ne condescendent à fonctionner. Rares sont les taxis. Et puis il y a plus de vingt ans que l'on ne croise plus au Meurice le maréchal Von Choltitz se demandant Paris brûle-t-il? L'auteure explore pour nous les arcanes du palace en mode mineur. Le directeur n'étant plus reconnu, plus grand-chose n'étant reconnu dans Paris, le maître d'hôtel en chef et le concierge assurent tant bien que mal un fantomatique service. L'un penchant pour ce magnifique élan populaire, l'autre le déplorant. Moi, moi qui vous parle, je n'étais plus étudiant, il n'y avait plus d'études que la SNCF de toute façon m'interdisait, comme la pénurie d'essence. Donc moi je ne penchais pas. Je ne penche toujours pas, enfin pas sur ce sujet.
La tendance du roman lorgne vers le burlesque avec des scènes surréalistes étonnantes bien que ces quelques semaines printanières autorisent pas mal de licences. Il était interdit d'interdire. On a surtout oublié d'interdire la bêtise, incommensurable et tellement partagée. Les directeurs de palaces se réunissent au Fontainebleau, luxueux bar du Meurice. Ils s'appellent par leur raison sociale, un, enfin plusieurs cocktails pour Ritz, pour Plaza, pour Bristol, pour Crillon. Charmeuse, un des quatre pékinois de la milliardaire, aura maille à partir avec Babou le félin du moustachu catalan perpignanocentré. De littérature pour ce prix Roger-Nimier il n'est guère question. Florence ne lit jamais. Morand est surtout assez satisfait des ennuis de De Gaulle, Morand qui fut loin d'être résistant. Blondin ne craint que le rationnement liquide.
Pas de belons au menu non plus. Mondanités et ragots, mais dans la soie. Le lauréat, famélique et bégayant, est devenu depuis l'un des plus grands écrivains français, même s'il se voit parfois reprocher d'écrire toujours le même livre. Patrick! Pas tout à fait faux.
Ritz n'a encore rien dit. C'est tout de même une référence dans la profession. Ritz a un ascendant certain sur ses confrères, auréolé qu'il est par le génie maladif de Proust et le courage alcoolisé d'Hemingway. Même en tournant toutes le pages de leurs livres d'or, aucun de ses homologues ne peut se vanter d'un passé aussi chic. Son nom est l'antonomase des palaces. Fitzgerald n'a pas écrit Un diamant gros comme le Bristol ou comme le Plaza. Non, il a écrit Un diamant gros comme le Ritz. C'est à vous rendre jaloux quand on fait le même métier. Dans ce syndicat qui n'en est pas un il fait figure de chef.
Plongez dans le quotidien eceptionnel du célébre établissement. Au menu du Déjeuner des barricades, à défaut du luxe étoilé des autres années, un millésime d'humour et de fantaisie de très bon aloi, orchestré par une Pauline Dreyfus très affutée en maîtresse de (grande) maison.