Digital animal (Ich bin ein Berliner)
Amy Liptrot m'avait beaucoup intéressé avec L'écart, il y a trois ans. La voilà de retour chez moi grace à Babelio Masse Critique, que je gratifie d'un grand merci. Titre court également, L'instant. Fugitif? Présent? Passé? Futur? Amy quitte ses chères îles nordiques, les Orcades, pour Berlin, cosmopolite, hype et amnésique. Autant dire que l'atmosphère est différente. Mais les oiseaux...
La trentaine, libre et branchée, ultraconnectée même. Mais Amy semble à l'aise dans cette ville où l'on parle surtout l'anglais. Elle parle beaucoup d'elle, se définissant joliment comme migrante lifestyle et provisoire, et non économique ou climatique. C'est certes une forme de luxe, mais elle cumule les petits boulots entre deux fêtes techno. Et surtout Amy est de cette génération de mutants accro à ce petit objet lumineux présent partout. Vous connaissez peut-être. Et les oiseaux...
A priori tout pour m'inintéresser si j'ose ce barbarisme. Et pourtant Amy m'a touché, un peu énervé aussi. Elle parvient à joindre le numérique et l'ailé, nullement incompatibles. Capable de Je ne veux rien de plus qu'une source biquotidienne de textos subjectifs et de Je veux juste une épaule sur laquelle m'appuyer. Mais surtout elle nous immerge en un double point de vue dans Berlin, ville extraordinaire dont on croit connaitre l'histoire. Ville de toutes les substances, des rave parties, des bains nocturnes, des addictions, mais aussi championne de la verdure où pullulent entre autres les étonnants ratons laveurs. Je vous conseille l'inventaire à la Prévert version Porte de Brandebourg.
Rencontres, sexe, art, art du jour, parfois caduc la semaine suivante. Berlin où le vieux aéroport de Tempelhof est transformé en piste à tout faire, skate, camp migrant, lieu de deal, bauge à sangliers, et où le célèbre Tiergarten abrite toutes les faunes possibles. Amy Liptrot, je l'avais laissée dans ses îles lointaines, déjà connectée mais aussi nageuse de Mer du Nord et passionnée d'oiseaux. Et on les retrouve, ses chers oiseaux, parfaitement adaptés à la métropole, plus intelligents que jamais.
Disponible, prête à bien des expériences, attachée aux changements, curieux oxymore, la trentenaire touche juste. Et dans mon cas partuculièrement en ornithologue amateur. Cycliste matinale voire nocturne, rossignols, martinets, faucons crécerelles et surtout ses chouchous les autours, rapaces prédateurs fascinants, les maîtres des nuits berlinoises, n'ont plus de secrets pour elle. Tout cela soigneusement collecté sur les écarns à tour dire, à tout montrer, à tout faire.
Peu geek, j'ai pourtant envie de vous conseiller cette année allemande, peu germanophone tant la pression internationale pèse sur cette ville différente. Bien sûr je suis plus porté sur les ailes du désir. Dans une vidéo je regarde un oiseau blanc, le splendide faucon gerfaut, manger la chair blanche d'un aitre oiseau blanc, un cygne. Autre citation, plus sobre, Mon projet est de trouver un raton laveur et un amant. Dans quel ordre, Amy?
Noire forêt
Ce petit livre m'est très cher. Et il est excellent. Je n'avais jamais lu cet auteur que je ne connaissais pas. Le mystère des Trois Frontières est un très court roman de 112 pages. Arrivé par cette bonne vieille poste ce cadeau d'un vieil ami qu'il est convenu d'appeler virtuel m'a beaucoup plu. Cet ami, qui voudrait nous faire croire qu'il porte des gros sabots dans la rude plaine des livres et des musiques alors que la culture japonaise lui est devenue familière, pas mal l'Amérique du Sud aussi, me connait fort bien et, m'envoyant dans une forêt germanique non clairement identifiée, se doutait que je m'y sentirais à l'aise bien que ces confins des Trois Frontières soient un peu effrayants.
Logique, une frontière c'est relativement net. Relativement. Trois pays ça démultiplie les embrouilles et les inquiétudes. C'est bien le cas dans cette histoire où le narrateur, ethnologue, s'installe dans une peite pension au coeur de la forêt, et tente de se remettre d'une rupture amoureuse. Un randonneur lui raconte des choses curieuses. Moi, il m'a semblé que cette forêt, on aurait pu y croiser, dans une ambiance Richard Wagner/ Fritz Lang, Siegfried se baignant à la source à défaut du sang du dragon. Le promeneur, lui, y a vu une ou des créatures, peut-être en armes. Une milice?
Constammment à la lisière de fantastique ce récit impressionne par ce climat, cette ambiance romantique, un peu nietzchéenne, ces lieux-dits à consonnance germanique toujours un peu inquiétante dans ce contexte, Opferstein, Krähenberg. On frissonne. La tempête continentale est aussi, et surtout,dans le cerveau du convalescent. Mythe et réalité voyagent ensemble sur les chemins forestiers comme dans ses neurones. Ce récit s'accommode parfaitement de la brièveté. Plus une assez longue nouvelle qu'un court roman, peu importe le nom qu'on lui donne.
Huit textes courts à tendance myhtologique complètent le livre d'Eric Faye, un peu inégaux. J'ai aimé l'humour potache d'Un dîner chez les Zeus et le parfum buzzatien qui entoure Le jour de la fin du monde.
Merci ami virtuel. Qu'il soit rassuré. J'ai bien obéi aux consignes, lu avec beaucoup d'appétit Le mystère des trois frontières, une jolie chope de bière m'accompagnait. Vous le reconnaitrez facilement. Mais je n'ai pas sa compétence en zythologie. 🍻
L'art (du crime) et la Bavière
J'avais vraiment aimé la Trilogie Berlinoise de Philip Kerr. Se plonger dans Bleu de Prusse a été un grand plaisir également. 1939, Berchtesgaden, la résidence du chancelier, le fameux nid d'aigle au creux des Alpes Bavaroises, Bernie Gunther, un privé au coeur du Troisième Reich, juste avant la déflagration. Un dignitaire nazi est abattu au Berghof, où Hitler est attendu prochainement. Vous avez sûrement vu ce document où on le voit face aux Alpes et jouant avec un chien. A propos il aimait aussi Wagner. Curieusement personne n'en veut aux montagnes ni aux chiens. Pour Richard Wagner c'est un peu plus délicat. Revenons à notre intrigue policière dans le panier de crabes bavarois.
Gunther, on le sait, n'a aucune sympathie pour ces gens là. Bon, il compose bien quelquefois, la vie n'étant pas si facile. L'enquête sera donc longue, difficile, parsemée d'autres morts violentes, au coeur de cette Bavière d'où les cris qui s'échappent n'ont rien de la tyrolienne champêtre. Dans l'organigramme très touffu du parti j'avoue que l'on s'y perd un peu. On saisit parfaitement par contre le côté méphitique de l'idéologie et notamment l'hallucinante vénalité de ces types dont l'un croit toujours berner l'autre. Ainsi que le rôle souvent négligé de la toxicomanie de beaucoup d'entre eux. Amphétamine et mieux à tous les étages.
Les livres de Philip Kerr recèlent toujours un flegme et un humour qui persiste même au ceur des horreurs national-socialistes. C'est qu'en fait il fait bien ressortir les vanités criminelles et les penchants ridicules de ces responsables, surtout en cette Bavière d'opérette, si ce n'est que ce ridicule là a donné le pire de l'humanité. Bernie Gunther n'est pas un moraliste. Il lui faut bien parfois s'accommoder, un peu, histoire, par exemple, de sauver sa peau. Mais c'est un type pas mal, Gunther, fréquentable en une époque où c'est pas simple. L'histoire est racontée en aller et retours dans le temps, Bernie étant aux prises avec la sympathique Stasi en 1956. Pas facile non plus.
(Au sujet de Rudolf Hess). La plupart des gens que je connaissais pensaient que Hitler aimait l'avoir près de lui afin de paraître un peu plus normal.Mais Lon Chaney lui-même aurait eu l'air normal à côté de Rudolf Hess et son monosourcil, ses yeux de fantôme de l'Opéra et son crâne digne de la créature de Frankenstein.
Merci à mon amie Val (La Jument Verte) car j'ai gagné ce livre à son jeu littéraire hivernal. Hello Val. Wie gehts?
Rome objet de ressentiment
Je connaissais La mort à Venise. Et l'expression Voir Naples et mourir. L'opération Masse Critique m'avait proposé cette fois parmi d'autres livres ce roman méconnu datant de 1954, signé de Wolgang Koeppen. Un travail soigné des éditions du Typhon à Marseille. La mort à Rome n'est pas un ouvrage a priori facile et s'il semble avoir acquis un statut d'oeuvre importante en Allemagne il n'a jamais été un succès populaire. Pas très enthousiasmant ce roman, dernier épisode de la Trilogie de l'échec. Il me semble, mais je suis loin d'être péremptoire, que ce livre et les deux précédents Pigeons sur l'herbe et La serre (le premier, une journée banale dans Munich d'après-guerre, le second misère et corruption dans la petite capitale fédérale Bonn) relèvent d'une littérature certes assez forte et qui n'est pas sans fulgurances, mais d'une littérature de l'expiation qui m'a laissé de marbre. Il est vrai que nous sommes moins de dix ans après la découverte des horreurs.
Les protagonistes, apparentés entre eux, se retrouvent à Rome, la Rome alliée, la Rome traîtresse aussi pour ces nostalgiques, voire plus pour certains, du Troisième Reich. La mort à Rome est féroce et annonce Heinrich Böll et Gunther Grass qui eux, dix ans plus tard, connaîtront le succès. Deux beaux-frères, le bourgmestre et l'ancien général, qui eurent de lourdes responsabilités, leurs épouses, leurs enfants, cousins très différents sont les personnages assez complexes et fort antipathiques qui peuplent cette histoire. On comprend le propos de Wolfgang Koeppen, et sa rage à constater que finalement rien n'a raiment changé et que la plupart de ces hommes seraient partants pour un remake. C'est un peu trop catégorique pour moi.
L'autre personnage est la ville, la louve romaine ensanglantée, avec ses touristes revenus nombreux, humiliation suprême, beaucoup d'Allemands. Et là Koeppen fait preuve de beaucoup de talent. Plus qu'avec la Germanie, c'est avec les pierres, avec l'Histoire, avec la religion catholique que les mots sont les plus forts. N'y aurait-il que les deux pages et demie sur le pape en prière, qu'il faudrait citer intégralement (c'est magistral, je ne suis pourtant pas un croyant) La mort à Rome mérite finalement l'intérêt. Ce voyage à Rome, version morbide, voire méphitique est un ouvrage intéressant, à consommer avec modération, Thanatos étant tout de même encombrant.
-Tu ne cherches pas Dieu dans sa maison, tu le cherches dans les impasses, dit Adolf. ( diacre, à son cousin Siegfried).
-S'il existe, il vit aussi dans les impasses (réponse de Siegfried, compositeur).
La vie d'Olga
J'aime souvent la littérature allemande et notamment Bernhard Schlink (Amours en fuite, Le weekend, Le retour, ces deux derniers déjà chroniqués ici). Tant nouvelles que romans atteignent chez cet auteur né en 1944 une profondeur rare. Beaucoup connaissent déjà Le liseur que je n'ai pas lu. L'Allemagne à la fin du XIXème siècle. Olga est orpheline et vit chez sa grand-mère, dans un village coupé de toute modernité. Herbert est le fils d’un riche industriel voisin. Tandis qu'’elle se bat pour devenir enseignante, lui rêve d’'aventures et d'’exploits pour la patrie. Amis d’'enfance, puis amants, ils vivent leur idylle dans l’'opposition à la famille, on s'en doute. Mais le goût d'Herbert pour le lointain rend leurs relations orageuses et tant d'absences virent au virtuel. Les nouvelles se font rares puis cessent totalement.
Arrivent les conflits mondiaux. Deux guerres plus tard, vers la fin de sa vie, Olga raconte son histoire à un jeune homme qui lui est proche comme un fils. Mais ce n’'est que bien plus tard que celui-ci, lui-même âgé, va découvrir la vérité sur cette femme d'’apparence si modeste. On est passionné par le destin d'Olga, précurseur d'un féminisme à visage très humain, en cette Allemagne elle-même en proie à tant de démons. L'histoire d'amour reste très présente mais ce sentiment très finement observé se confronte aux utopies d'Herbert et à sa conception du monde. J'ai très rarement rencontré en littérature un discernement pareil chez un auteur germanique et là je fais essentiellement allusion à cette théorie de la rage allemande d'avoir manqué d'être un grand empire colonial. Je n'y avais guère pensé mais Bernhard Schlink, à travers les chimères d'Herbert, ne manque pas, lui, son objectif.
Bi ou les roues de la discorde
Pas mal du tout, cette lecture, sans prétention mais non sans plaisir. Pas mal d'humour aussi, de cet humour qui parsème des écrits sur le voyage ou le progrès technique, souvent apanage des Anglais, Jerome K.Jerome, Redmond O'Hanlon par exemple. Sauf que Uwe Timm est allemand de Hambourg et que son héros est taxidermiste de talent dans la petite ville de Cobourg en Bavière, cette ville a un passé un peu gênant puisqu'elle devint la première en Allemagne à élire un conseil municipal nazi. Ce n'est donc pas cela qui est drôle dans L'homme au grand-bi.
Un peu excentrique, un peu utopiste, Franz Schroeder a l'idée d'importer le grand bi, cette bicyclette préhistorique, dans la petite principauté de Cobourg, qui s'ennuie gentiment dans son décor d'opérette. Mais il ne s'attend pas à un tel tohu-bohu et à de telles réactions qui scindent bien vite la ville en deux camps. Cet avant-gardisme est dans l'ensemble assez suspect. Ne cacherait-il pas des sympathies socialistes? Mais un autre danger guette notre naturaliste éclairé. La concurrence débarque avec l'apparition face au grand bicycle aux deux roues extrêmes, d'un moyen bicycle aux deux roues parfaitement égales. Platitude et inélégance, pense Schroeder. Mais les adversaires ne désarment pas, mettant l'accent sur les risques de chute et de... stérilité, voire d'auto-castration des adeptes masculins de l'engin. De toute façon la selle de ces nouveautés n'est pas convenable pour un postérieur féminin.
C'est un bouquin fort sympa que L'homme au grand-bi, que j'aurais bien vu adapté par Lubitsch, jolie comédie douce amère, qui tente de décloisonner un peu cette société fin d'empire. Mais sans leçons, car certains bourgeois fraternisent avec les modestes, ne serait-ce que pour dire pis que pendre de cet original qui empaille les chiens des aristos aussi bien que le gibier des braconniers. Cette Allemagne là avait encore le sourire, un peu figé, mais bon enfant.
"L'adepte du grand-bi suit son chemin, les sens en éveil, comme un Indien suit une piste. Fini les ruminations malsaines, il s'agit d'ouvrir l'oeil, et le bon. Le grand-bi est une machine à aiguiser les sens: vue, ouïe, toucher. Maintenir en érection, grâce au mouvement, ce qui est normalement destiné à tomber lourdement, voilà l'arterfact dont on fait soi-même partie intégrante, la beauté se savourant elle-même."
Art et Essai
Ne négligeons pas les derniers films dits d'auteur de la saison 17-18 et revenons sur les difficultés à intéresser un plus large public dans une ville moyenne. Le challenge est assez passionnant mais semé d'embûches et de désillusions. L'âge relativement mûr des fidèles de l'Art et Essai, c'est comme ça que ça s'appelle, même si je récuse ce terme, n'est certes pas très encourageant quant au renouvellement des cadres. Je suis aussi très circonspect quant à l'absence remarquée des enseignants dont on pourrait attendre un peu plus de soutien. J'entends bien que les actifs, dont je ne suis plus, peuvent avoir d'autres priorités. Mais sans être là à chaque fois une présence un peu plus marquée serait la bienvenue.
La tête à l'envers a été bien reçu, comédie un peu noire de l'Autrichien Josef Hader sur la mise à l'écart d'un critique musical viennois. Teinté de pas mal de cynisme le parcours du personnage vire àl'obsession, à l'infantilisme, à la férocité gratuite. Ca reste de l'ordre de la drôlerie, à la limite du drame social de la mise au placard. Hader, célèbre en Autriche pour ses one man shows, ne franchit pas cette borne. Rappelons qu'il fut il y deux ans un remarquable Stefan Zweig, l'adieu à l'Europe.
Nous avions projeté il y a deux ans Les chansons que mes frères m'ont apprises le premier film de la sino-américaine Chloé Zhao. Dans The rider elle décrit la vie difficile d'un jeune Amérindien, Brady, as du rodéo, qu'une chute de cheval a interdit de compétition. Elle y décrit aussi toute la précarité de la condition de ces indiens du Dakota. Brady Jandreau et sa famille jouent leur propres rôles. C'est d'ailleurs son histoire à peine romancée. The rider est ainsi à la limite du documentaire. On comprend que Chloé Zhao, comme dans son premier film, s'interroge sur la place de l'indien au XXIème siècle. Laveurs de carreaux au sommet des gratte-ciel ou cavaliers cherchant à vivre leur passion et de leur passion, il n'est pas si facile d'être un native au coeur de l'Amérique. Apprécié du public qui supporte toujours mal l'euthanasie équine inhérente au milieu.
Beau film que Sonate pour Roos du cinéaste néerlandais Boudewijn Koole, qui pâtit un peu de l'ombre écrasante, jusqu'au titre français, de Bergman. On l'a bien vu lors des réactions du public. Comment faire autrement quand l'action se passe dans une Norvège profonde, toute en neige et en relations mère-fille très difficiles. Ajouter à cela une révélation et vous avez toute latitude à penser aux films du grand maître. Il ne faut pas. Il faut apprécier dans Sonate pour Roos l'art de mettre en valeur les sons. Bengt, le jeune frère de Roos est passionné d'enregistrements. Et l'on entend le bruit de l'eau qui ruisselle, la glace qui craque, les pas sur la neige, composant avec le piano original un joli concerto en blanc majeur.
Les rapports si tendus entre Roos et sa mère sont souvent faits de silences et de non-dits, sans rage véritable, et c'est d'autant plus impressionnant. Certes austère, parfois lumineux, les jeux de Bengt et de Roos, sur fond de manque de ciel et d'horizon, oppressant, sensuel et douloureux, Sonate pour Roos a convaincu la majorité des spectateurs. Réconfortant à l'heure où l'on peut douter d'une action cinéphile efficace.
Ce sera plutôt pour moi la révolution paresseuse. Mon ami Martin a dit l'essentiel sur le très utile film allemand de Lars Kraüme La révolution silencieuse. Je le rejoins complètement. Ca s'appelle Se taire et résister et je ne résiste pas à me taire pour vous inviter à lire son billet.
Petit prix, grand livre
Magistral, clairvoyant, ce livre de 150 pages, et là je réitère mes sempiternelles stances à la brièveté qui a souvent déserté tant la littérature que le cinéma, est une pièce maîtresse pour qui veut mieux saisir l'avant-guerre. Un 20 février vingt-quatre grands industriels allemands sont réunis à Berlin. Soutenir le nouveau régime et en tirer les bénéfices, tel est leur credo. C'est le premier chapitre de la lente, parfois pas si lente, adaptation d'une bonne partie du pays aux thèses du nouveau chancelier. Eric Vuillard revient ainsi sur quelques épisodes peu glorieux dont l''Anschluss, acte fondateur sur le plan international de la spirale de l'horreur. Tout cela fut donc bien, tôt ou tard à L'ordre du jour.
Presque désopilant si ce n'était pathétique, dérisoire et monstrueux, superbement écrit, L'ordre du jour n'épargne personne, surtout pas l'Autriche, même pas cramponnée à son mini-dictateur Schuschnigg, que j'ai longtemps pris pour un (vaguement) résistant. Vienne avant l'Anschluss, avec son national-catholicisme n'avait déjà pas brillé par sa démocratie. Mais nous allons à Londres aussi, plus précisément au 10, Downing Street, où le Prime Minsiter Chamberlain reçoit les adieux de l'ambasssadeur du Reich, Ribbentrop, tout sourire alors que les troupes nazies envahissent l'Autriche.
Cette dite invasion a d'ailleurs tenu, aussi, de la farce car on apprend que nombre de panzers sont tombés en rade sur la route impériale, sous les yeux d'un Hitler vociférant et furieux, plus que jamais le Hynkel de Chaplin. Nombre de décideurs de cetet décennie, pas tous allemands, loin s'en faut, ont été, entre autres, ridicules. Hélas le ridicule ne tue pas.
"Car au fond, le crime était déjà là, dans les petits drapeaux, dans les sourires des jeunes filles, dans tout ce printemps perverti. Et jusque dans les rires, dans cette ferveur déchaînée, Hélène Kuhner dut sentir la haine et la jouissance. Elle a dû entrevoir-en un raptus terrifiant-derrière ces millers de silhouettes, de visages, des millions de forçats. Et elle a deviné, derrière la liesse effrayante, la carrière de granit de Mauthausen."
Cet automne, chez Drouant, les convives ont couronné un bien beau livre. Ca leur arrive assez souvent.
Une ville qui assume (2)
Je crois y voir Damiel et Cassiel les anges du ciel de Berlin, l'admirable film poème de Wenders et Handke. En plein Tiergarten l'immense parc presque au coeur de Berlin, sillonné d'innombrables vélos auxquels le voyageur peu au fait doit d'ailleurs prendre garde sous peine de se rerouver à Charité, l'immense complexe hospitalier (du français parlé par les princes prussiens reste beaucoup de traces, Bellevue, San Souci, Mon Bijou), se dresse la Siegesaüle, Colonne de la Victoire. J'y subis plutôt une défaite, échouant à une trentaine de marches du sommet.
J'allai par contre crânement, et en ascenseur, au sommet de la Fernsehturm, point culminant de l'Allemagne. Elle dresse sa grandeur sur l'Alexanderplatz (dites seulement Alex), jadis théâtre du roman fleuve d'Alfred Doblin, Berlin Alexanderplatz, adapté au ciné par Fassbinder. Rassurez-vous, je vous embêterai pas avec ça, n'ayant ni lu le premier ni vu le second. C'était entre deux guerres. Puis l'Alex est devenue la grande place symbolique de Berlin-Est. Ce Berlin-Est qui commençait dès la Porte de Brandeburg, et l'on comprend bien l'emblème qu'est ainsi devenue la grande porte au quadrige jadis "kidnappé" par Napoléon.
Karl Liebknechtstrasse, qui se prolonge vers l'Ouest par Unter den Linden, j'y ai croisé Martin Luther. Feuilletait-il ses 95 thèses? La gigantesque Alexanderplatz fourmille,il m'a semblé que le les transports en commun fonctionnaient assez bien, eu égard aux travaux qui constellent la ville et masquent pour assez longtemps encore certaines façades, dont le Staatsoper, opéra d'état, et nombre d'édifices historiques. Sans parler de l'ahurissant défi de rebâtir le château de Berlin dans ses proportions originelles. Le Rotes Rathaus, lui, en a presque fini. Presque.
Checkpoint Charlie, il faut bien le reconnaître, a tout du piège à touristes. Faut faire avec. Et après tout l'omniprésente enseigne se fond dans le décor plutôt pas mal toc de la fameuse limite du secteur américain. Et puis finalement on peut y trouver une certaine légitimité. Je vous l'ai dit, Berlin ne fait pas de détail. Et puis on n'est pas obligé de s'attarder et il n'y a plus de formalités pour s'éloigner. D'ailleurs vous êtes en droit de préférer les concurrents du gallinacé du Kentucky.
Je n'ai pu voir les vastes versaillais de Potsdam mais la résidence de Charlottenburg à l'ouest de Berlin constitue un excellent pied à terre. J'ai déjà évoqué la vaisselle du Kronprinz. Frédéric y trône équestrement dans la cour d'honneur. Fastes prussiens, despotiques et éclairés, je ne me prononcerai pas quant aux proportions des deux adjectifs. Bon, quelqu'un qui accueille Voltaire doit bien avoir quelques qualités.
Et puis à Berlin il y a d'autres choses, plutôt récentes. A l'occasion de la grande remise en question des idées, et remise en perspective de la ville, l'urbanisme a été repensé, et particulièrement soigné à mon sens. Ca prend du temps, beaucoup de temps. De très nombreux immeubles administratifs ou industriels, gares, centres commerciaux, sont des oeuvres à part entière. Berlin se visite bel et bien au XXIème Siècle.
Cette dernière illustration n'est pas une photo que j'ai prise. Berlin a, je crois, trouvé la mesure de l'indicible. Le Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe (1999) est un ensemble composé de 2711 modules en béton et d'un centre d'information souterrain. Je n'en dirai pas plus. Sauf qu'en ce coeur berlinois, entre Potsdamer Platz et Brandenburger Tor, la mémoire et l'émotion ont bâti un lieu habité, où l'homme peut prendre, modestement la mesure du génocide. Ces stèles de toutes tailles, arides et géométriques, invitent au silence. Silence qui se poursuit lors de la visite du mémorial, modèle de dignité.
Ces quelques images de mon séjour à Berlin, depuis longtemps programmé, enfin réalisé, seront les seules. Comme je l'ai souvent écrit, je ne goûte guère les défilés interminables de photos de là ou d'ailleurs. Souvenirs, c'est dans la tête que vous faites le mieux votre boulot de souvenirs.
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Une ville qui assume (1)
Du vert, et un bâtiment historique que les panneaux indiquent toujours très soigneusement Reichstag/Bundestag. On comprend pourquoi. Emblématique à mon sens de la somme toute nouvelle capitale fédérale. C'est que Berlin ne sera jamais tout à fait une ville comme les autres. Je pense à Allemagne année zéro. Je pense aux Ailes du désir. Je pense à Cabaret. Je pense aux romans d'espionnage. C'est que l'on n'arrive pas à Berlin vierge de tout a priori. Cette ville, plus qu'aucune, a connu un destin qui aurait pu la vouer aux gémonies. Ce fut longtemps le cas. Berlin table rase en ce qui concerne les pierres, mais pas en ce qui concerne les âmes. La ville, à mon avis, réussit son pari d'appréhender tout son passé, des sévères monuments prussiens à la topographie de la terreur, des nombreux mémoriaux des victimes du Reich aux plus belles heures de la DDR, sans oublier le vertige urbanistique qui a saisi la ville et la laisse en travaux pour encore au moins dix ans.
Une balade sur la Spree, le calme fleuve berlinois et ses jolis méandres, qui sillonne le coeur citadin et permet de voir un bel aspect de tous les bâtiments récents, ministères, ambassades, quartier d'affaires, gares, tout ce qui fait la Symphonie d'une grande ville, titre du génial et pércurseur film de Walter Ruthmann (1927, je crois). Et puis il y a cette porte, ce quadrige sous ciel de pluie imminente qu'un caprice de Napoléon ramena à Paris pendant quelques années, multisymbole de tout et son contraire au fil du temps.
Berlin en fait tant dans le modernisme qu'une visite du Filmuseum m'a presque rendu malade de vertiges tant les jeux de miroir et de passerelles étaient saisissants. L'Expressionnisme y prenait tout son sens. Pourtant Caligari, Mabuse et Nosferatu me sont de vieilles connaissances. Mais là ils y sont allés un peu fort. Les célébrissimes Trabant sont devenus tendance pour un sightseeing. Des statues de héros d'un autre temps rappellent des déchirures. Berlin, si longtemps coupée en deux, voire en quatre, ne se divise plus. Deux géants de bronze font encore recette près des rives de la Spree. Et il m'a fallu longtemps avant de pouvoir photographier les chantres du marxisme sans amoureux frottant le genou de Karl, sans les dizaines de Taïwanais on tour, et sans les turbulents collégiens paneuropéens auxquels Berlin assène des leçons de démocratie, particulièrement nombreux.
Sûr que l'histoire y parait parfois lourde, des hommes de fer y cotoient des poètes, ci dessous Schiller sur le Gendarmenmarkt. Et l'argenterie du Kronprinz, dans les salons de Charlottenburg vaut à elle seule le déplacement. Capitale d'empire, ruinée et affamée, défigurée par la division, Berlin s'est relevée. Et cette semaine fut pour moi l'occasion d'un petit peu mieux connaître l'histoire de ce grand pays et de cette ville, indispensable pour comprendre. On en reparle un peu prochainement.