Vienne, valse, Schönbrunn, Danube, chronique d'une mort annoncée
Un peu ridiculement affublé d'un bandeau Downtown Abbey, quelle idée, voici le formidable et fourmillant roman saga d'Ernst Lothar, chantre de la Mitteleuropa que j'ignorais jusquà ce jour. Le titre Mélodie de Vienne n'est pas beaucoup plus adroit,qui semble lorgner sur l'opérette viennoise qui devait singulièrement changer de ton dans les quelques décennies ici contées. Le titre original Der Engel mit der Posaune-Roman eines Hauses, L'ange à la trompette-Roman d'une maison, enseigne de la fabrique de pianos de la famille Alt, est plus approprié. Le livre est d'un classicisme absolu. C'est l'histoire d'une maison, d'une famille, d'une ville et d'un pays. D'un pays qui devait changer de statut en quelques années. Mais quelles années, 14-18, quatre ans qui ont changé le monde.
1888. La famille Alt occupe tous les étages de cet immeuble cossu de la capitale de l'Empire d'Autriche-Hongrie. Une nouvelle venue, la belle Henriette Stein, d'origine juive, doit intégrer cette famille prestigieuse qui fabriqua un siècle plus tôt le piano sur lequel joua Mozart. Amorce d'un déclassement, d'une débâcle. Bien sûr on connait la suite. La connait-on vraiment? Peu de choses sont pourtant aussi importantes que l'Histoire.
La chute des Habsbourg a maintes fois été évoquée, racontée, exploitée. C'est un thème royal, impérial, que la ruine des empires. Ernst Lothar lui même juif quitta l'Autriche en 1938 comme tant d'autres. Il sait de quoi il parle. Et la Vienne vieillissante de François-Joseph, le suicide de Rodolphe à Mayerling, l'assassinat de Sissi, et Sarajevo 1914 vont conduire l'Autriche à sa perte, transformant la grande puissance continentale en un petit état coincé au milieu de l'Europe (bon d'accord, Mozart, Haydn, Schubert, Freud, Zweig, Lang entre autres).
Mélodie de Vienne est un roman. Mais l'un de ces romans qui prend à bras le corps l'Histoire et nous fait pénétrer dans cette maison Alt et vivre avec ses membres les émotions, les joies, les chagrins et les soubresauts d'une fin de siècle et d'un tournant. Zweig déjà cité parlait du Monde d'hier. Et c'est absolument passionnant. Comme toute famille en littérature les Alt se dèchirent, haines et rancoeurs. D'amour, finalement, pas tant que ça. Mais tous les symptômes de l'épuisement. Cette période et cette Mitteleuropa m'ont de tout temps passionné. Il faudrait citer tout le livre. Ou, plus simplement, le lire.
Ernst Lothar, contrairement à certains, retrouva l'Autriche après guerre, où il fut en charge des épineux dossiers de la dénazification et où écrivit Retour à Vienne que Liana Levi (piccolo) publie dans le même format..
Une île
Vent du large au CinéQuai le lundi 6 novembre à 20h. Mais vent contrarié avec le très beau document de Loïc Jourdain Des lois et des hommes, couronné de plusieurs prix dans les nombreux festivals du réel. Loïc Jourdain vit la moitié de l'année dans le nord de l'Irlande et a tourné une dizaine de documents sur la vie là-bas, ou plutôt là-haut. Le travail sur Des lois et des hommes a duré près de huit ans. Tout cela pour ramener à 1h40 près de 500 heures de tournage. Résultat, le portrait de John O'Brien, pêcheur du Donegal, enraciné comme le whiskey dans la tourbe, irlandissime comme son nom l'indique et comme c'est pas permis, combattant sans trêve pour maintenir l'activité artisanale dans cette zone d'extrême Europe. Mais le film va bien au delà de la lutte de la minuscule île d'Inishbofin contre les lobbys industriels.
Car voilà, l'autre vedette de ce film est le Parlement Européen et Loïc Jourdain nous le présente bien loin des clichés habituels de bureaucratie et d'opacité. Il faut voir John O'Brien faire valoir ses arguments jusque dans les couloirs bruxellois et y trouver certaines oreilles attentives. Salutaire, non?
Ce que vous venez de lire est l'appel lancé aux spectateurs de venir un lundi soir, le premier soir de cette saison où il fallut la raclette sur le pare-brise, pour voir un très discret document sur un îlot perdu au nord-ouest du nord-ouest européen. Pas de quoi quitter son home, sweet home (pas toujours si sweet que ça) pour se coltiner 1h40 d'un doc en gaélique sur le rocher d'Inishbofin où les marins pêcheurs ont fait la gueule et se sont battus huit ans, de 2006 à 2014, sous le futile prétexte qu'on les empêchait de pêcher. Sont susceptibles ces Irlandais.
Trèfle (Irish oblige) de plaisanterie, ils sont venus les spectateurs. Pas autant qu'à l'Aviva Stadium, Lansdowne Road, Dublin pour Irlande-France, mais ils sont venus. Et même, ça leur a plu, ce cinéma à hauteur d'homme où le principal protagoniste n'a pas eu besoin des maquilleurs pour le vieillir de huit ans, ce qui nous change un peu des fictions. Oui, Des lois et des hommes a été apprécié et les échanges, terme que je préfère à débat, ont été très enrichissants. J'avais choisi ce film, vous connaissez mon erinesque passion, mais j'avais un tout petit peu planché sur le fonctionnement de l'Europe, que l'on connait si mal. Europe, not so bad. En gaélique je m'abstiendrai. Mais je remercie les fidèles de notre CinéQuai et sa directrice pour avoir permis de faire connaître un peu un tel film.
Retour à la fiction internationale prochainement avec deux films, hongrois et algérien. Côté partie de pêche dramatique, deux chefs d'oeuvre historiques oscillant entre le document et le fictionnel demeurent inoubliables, La terre tremble de Visconti et L'homme d'Aran de Flaherty. J'oubliais, ils sont en noir et blanc.
Une ville qui assume (1)
Du vert, et un bâtiment historique que les panneaux indiquent toujours très soigneusement Reichstag/Bundestag. On comprend pourquoi. Emblématique à mon sens de la somme toute nouvelle capitale fédérale. C'est que Berlin ne sera jamais tout à fait une ville comme les autres. Je pense à Allemagne année zéro. Je pense aux Ailes du désir. Je pense à Cabaret. Je pense aux romans d'espionnage. C'est que l'on n'arrive pas à Berlin vierge de tout a priori. Cette ville, plus qu'aucune, a connu un destin qui aurait pu la vouer aux gémonies. Ce fut longtemps le cas. Berlin table rase en ce qui concerne les pierres, mais pas en ce qui concerne les âmes. La ville, à mon avis, réussit son pari d'appréhender tout son passé, des sévères monuments prussiens à la topographie de la terreur, des nombreux mémoriaux des victimes du Reich aux plus belles heures de la DDR, sans oublier le vertige urbanistique qui a saisi la ville et la laisse en travaux pour encore au moins dix ans.
Une balade sur la Spree, le calme fleuve berlinois et ses jolis méandres, qui sillonne le coeur citadin et permet de voir un bel aspect de tous les bâtiments récents, ministères, ambassades, quartier d'affaires, gares, tout ce qui fait la Symphonie d'une grande ville, titre du génial et pércurseur film de Walter Ruthmann (1927, je crois). Et puis il y a cette porte, ce quadrige sous ciel de pluie imminente qu'un caprice de Napoléon ramena à Paris pendant quelques années, multisymbole de tout et son contraire au fil du temps.
Berlin en fait tant dans le modernisme qu'une visite du Filmuseum m'a presque rendu malade de vertiges tant les jeux de miroir et de passerelles étaient saisissants. L'Expressionnisme y prenait tout son sens. Pourtant Caligari, Mabuse et Nosferatu me sont de vieilles connaissances. Mais là ils y sont allés un peu fort. Les célébrissimes Trabant sont devenus tendance pour un sightseeing. Des statues de héros d'un autre temps rappellent des déchirures. Berlin, si longtemps coupée en deux, voire en quatre, ne se divise plus. Deux géants de bronze font encore recette près des rives de la Spree. Et il m'a fallu longtemps avant de pouvoir photographier les chantres du marxisme sans amoureux frottant le genou de Karl, sans les dizaines de Taïwanais on tour, et sans les turbulents collégiens paneuropéens auxquels Berlin assène des leçons de démocratie, particulièrement nombreux.
Sûr que l'histoire y parait parfois lourde, des hommes de fer y cotoient des poètes, ci dessous Schiller sur le Gendarmenmarkt. Et l'argenterie du Kronprinz, dans les salons de Charlottenburg vaut à elle seule le déplacement. Capitale d'empire, ruinée et affamée, défigurée par la division, Berlin s'est relevée. Et cette semaine fut pour moi l'occasion d'un petit peu mieux connaître l'histoire de ce grand pays et de cette ville, indispensable pour comprendre. On en reparle un peu prochainement.