A mi-chemin du paradis
Sam Shepard fait partie de ces nombreux Américains qui vous réconcilient avec leur pays.Dans cet immense territoire bien des voix s'élèvent avec courage et talent pour décrire un autre Amérique,la leur et celle que j'aime tant.Shepard a tout fait.Bref passage dans le groupe folk-rock Holy Modal Rounders(période hippie),scénariste de Michelangelo Antonioni pour Zabriskie Point,un brin fumeux,de Wim Wenders pour Paris,Texas entre autres,et de Bob Dylan pour son unique réalisation Renaldo and Clara.Dramaturge(Fool for love,L'Ouest,le vrai) et lui-même metteur en scène occasionnel.Acteur sur des films pas toujours géniaux mais aussi sur L'étoffe des héros ou Les moissons du ciel il est aussi un nouvelliste très fin dont voici deux recueils en 10/18.
Balades au paradis se compose de textes pour la plupart courts et l'on y croise les ombres de Duke Ellington,Gary Cooper,Spencer Tracy sur un rythme un peu syncopé qui s'apparente au jazz et à la culture américaine avec ses cowboys égarés,ses motels interchangeables,ses miles d'autoroute et ses petits désespoirs ordinaires.Féru d'Europe comme pas mal d'intellos de là-bas Sam Shepard a intitulé une de ses nouvelles Un hommage à Céline.Dans le recueil suivant A mi-chemin l'une se nommera C'était pas Proust
Dans A mi-chemin (Joli titre original:Great dream of heaven) que je viens de terminer d'autres héros très quotidiens essaient d'échapper à leur grisaille en s'intéressant aux courses hippiques,en tentant au téléphone de renouer le fil de leurs amours démolies,en lutinant gentiment une serveuse de restaurant.Sam Shepard se balade parmi ces gens modestes et terrifiés à l'idée du temps qui passe,de leurs enfants en partance,de la tempête sur leur caravane,de pensions aux ex.Dans ce grand pays de longs rubans d'asphalte et de rêves à construire avant que de pleurer il y a une littérature fabuleuse,encore largement ignorée.Je la défends depuis toujours.
Ah ça ira!
Ce Roman des Temps Révolutionnaires(c'est le sous-titre du livre) est un bouquin délicieux,iconoclaste et dynamite allégrément les clichés sur la Révolution Française.Le héros,très modeste aristo mayennais,Lazare de Kervignac,va se trouver mêlé aux complots royalistes et nous faire pénétrer les arcanes des différents comités où pérorent les singes hurleurs et les bouffons,les marionnettes,les agents doubles, triples,quadruples,les maquereaux, les défroqués,et toute une faune de personnages bêtes,méchants,vicieux comme les révolutions en accueillent souvent.En effet une révolution a le mérite de mettre une société sens dessus dessous,ce qui a l'avantage de permettre aux imbéciles de se croire des aigles,aux minables de se sentir pousser des ailes,aux opportunistes de faire leur boulot d'opportunistes.
Les Bouffons est rempli d'un humour qui s'immisce jusque dans les scènes cruelles qui sont légion on s'en doute en cet univers de carmagnoles et de raccourcissement express.J'ai toujours été étonné par la vitesse d'exécution(c'est le cas de le dire) de cette époque bénie où l'on pouvait dénoncer son voisin pour lui piquer sa maison ou sa femme,quitte à se retrouver soi-même dans les bras de Sanson pour une ultime et courte escalade.Songez que Robespierre ne survécut que quelques semaines à Danton qu'il avait envoyé ad patres.
Vous aurez compris qu'Hubert Monteilhet est un très alerte conteur et qu'on apprend dans la bonne humeur une belle tranche d'Histoire de France. Ripaille, tripaille, pagaille, canaille dans les rues de Paris débaptisées pour la plupart dans un ridiculissime engouement pour cette trilogie rarement aussi peu respectée Liberté-Egalité-Fraternité.Utopies proches de la démence,vices s'érigeant en vertus,sanglante lanterne sur la place...Un régal...
Des nouvelles d'Arthur
Le grand romancier autrichien Arthur Schnitzler(1862-1931) est l'auteur de La Ronde,Le retour de Casanova,Rien qu'un rêve(Eyes wide shut).Le cinéphile qui sommeille dans le lecteur ne cite là que des romans adaptés au cinéma.Joseph Roth,Leo Perutz,Robert Musil sont quelques-uns des autres écrivains magiques qui ont illustré cette extraordinaire floraison intellectuelle qui a accompagné la fin de l'empire des Habsbourg.Curieux comme le chant du cygne de l'Autriche-Hongrie a dynamisé les intellectuels viennois(Stefan Zweig,aussi). Le recueil intitulé Une petite comédie est une perle.Une vingtaine de nouvelles brillantes,élégantes où la mort tient une grande place,mais une mort viennoise,de classe,crime ou suicide,toujours entre concerts et promenades au Prater.Vienne,encore, fastueuse mais déjà nostalgique est souvent le personnage principal de ces histoires de ruptures entre étudiants et danseuses,de quiproquos entre amants aussi menteurs l'un que l"autre,de comédiennes désargentées en quête de protecteur.Et toujours ce climat de fêtes sur fond de fin de règne même si personne ne le sait encore vraiment. Si mes amis cinéphiles me donnaient leur avis sur le trois films adaptés d'Arthur Schnitzler auxquels on peut rajouter sa pièce Liebelei,mise en scène par Max Ophuls... |
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Berlin 36
Ce thriller très classique nous plonge dans les quelques jours qui précèdent les Jeux Olympiques de Berlin et l'on y croise même le célèbre Jesse Owens.Un Américain engagé pour tuer un dignitaire nazi rencontre un contact qui n'est pas celui qu'il prétend être.De fil en aiguille on assiste à ces quelques jours où le tueur à gages alterne les rôles de chasseur et de gibier.C'est bien souvent le cas dans ce genre de livres.L'auteur, Jeffery Deaver, a déjà été adapté au ciné dans Bone collector avec Denzel Washington.Le rectificateur est un livre lourd au sens propre et au sens figuré.Trop long de 100 pages au moins il n'est pas haletant comme il le devrait et sa construction,hyper-traditionnelle,montages alternés transcendés par quelques points de rupture,ne nous offre qu'un délassement digne d'un voyage en train.Rien de déshonorant.Tout le monde n'est pas Graham Greene ni John le Carré.
Edgar le magnifique
Faire de ce vieux flibustier de John Edgar Hoover le héros d'un roman passionnant et très éloquent sur la condition humaine est le pari réussi de Marc Dugain(auteur de l'excellente Chambre des officiers).Hoover qui fut le patron du FBI pendant des décennies avait de la démocratie une idée très personnelle.Et une idée de sa nécessité dans les coulisses du pouvoir telle qu'il se jugeait au dessus des suffrages,ayant bien trop peu confiance dans ses concitoyens pour leur demander leur avis.Cet homme fut donc l'un des hommes les plus puissants de l'univer sans jamais être élu nulle part.
Et Marc Dugain,par un très intelligent montage alternant des dialogues,des notes,des comptes rendus d'écoute,des fiches de renseignements mais aussi de petites touches intimes comme les querelles d'amoureux de ces deux vieilles badernes que sont Hoover et son adjoint-concubin Clyde Tolson,parvient à faire d'Edgar un personnage presque sympathique,et surtout terriblement humain.
En effet le roman prend l'allure des mémoires de Clyde Tolson,totalement apocryphes,cela va de soi.Et ainsi l'on assiste à 40 ans de politique américaine vue par le petit bout,très petit parfois,de la lorgnette.La malédiction d'Edgar nous immerge dans les magouilles de ces figures que l'on a pu croire presque angéliques.Et comme nous avions tort.La famille Kennedy qui fit longtemps figure de galerie princière américaine apparaît pour ce qu'elle a dû être ,à savoir une dynastie d'opportunistes allant d'un père fasciste à des rejetons obsédés et addicts à différentes choses.Bref des êtres humains comme vous et moi,quoi. Martin Luther King ce bon apôtre est loin d'être exemplaire et c'est presque mieux comme ça.Ces gens là nous ressemblaient donc.
Je ne me livre pas à l'apologie d'une crapule.J'ai seulement lu un bon bouquin,documenté,qui reste une fiction.Certes Hoover était une canaille,mais une canaille de qualité.Et j'aime la qualité.(Gallimard)
Austère lande d'hiver
Le roman de Dominic Cooper Le coeur de l'hiver ne ressemble à aucun autre et son action sur les rives d'Ecosse aux fougères battues de vent et de marées violentes et destructrices nourrit 180 pages d'un lyrisme panthéiste qui me fait penser à la littérature indienne(Amérique du Nord).Alasdair Mor exploite une toute petite ferme et vit surtout de la pêche au homard.Mais la haine et la violence vont rattraper ce coin d'enfer pour une histoire de voisinage.
La brutalité qui s'immisce dans le récit n'empêche pas de comprendre les véritables héros de l'histoire,l'océan mugissant,le vent de glace et la lande déserte où pourrait errer le chien des Baskerville par exemple,cette saisissant aventure de Sherlock Holmes qui nous rattache vite à la tourbe écossaise.Livre du temps,aussi,du temps et des saisons,du froid qui dévore les mains d'Alasdair lors de sa rude tournée des casiers de crustacés.Le coeur de l'hiver a été publié en 75 et les Editions Métailié viennent d'en publier la traduction française dans une collection Bibliothèque écossaise attirante comme un vieux scotch au coin du feu.
Divorce et mariage à Budapest
J'ai trouvé amusant de chroniquer côte à côte deux autres romans de Sandor Marai.le premier,Divorce à Buda,se présente comme la confrontation d'un juge et d'un médecin,l'un devant prononcer le divorce du second.Publié en 1935 ce livre s'inscrit bien sûr dans la floraison littéraire extraordinaire de la Mitteleuropa entre les deux guerres.On ne dira jamais assez combien le monde a changé en queques années,plus encore dans l'ancien Empire d'Autriche-Hongrie.Vous savez aussi la fascination qu'exercent souvent les déclins sur l'âme humaine et sur le lecteur parfois déclinant lui aussi.
Le juge et le médecin ont été étudiants ensemble, connaissances plutôt qu'amis.Alors que l'on s'attend à une véritable confrontation en temps réel celle-ci n'aura pas lieu et cela peut même paraître frustrant.Mais Sandor Marai sait nous captiver tout autrement.Toute la première partie est une longue introspection sur la société libérale moderne qui se fait jour en Hongrie et sur la vie privée du juge,son mariage devenu un gouffre d'incompréhension et de faux semblants.
"Quels phares braquer sur cette épaisse obscurité pour y retrouver le moment,le fragment infinitésimal d'instant où quelque chose se rompt entre deux êtres humains"
La deuxième partie est le presque monologue du médecin face au juge qu'il dérange en pleine nuit.Unité de lieu et de temps,classique certes mais Sandor Marai sait nous plonger dans les arcanes de l'âme de ces deux personnages jeunes encore mais ciselés de fêlures et de doutes.D'homme à homme,un très grand livre.
Suite imminente avec Métamorphoses d'un mariage que les critiques considèrent comme la pièce maîtresse de l'oeuvre,solide,de Sandor Marai.Histoire d'un trio classique composé de la femme,du mari et de la domestique et maîtresse qui tour à tour confient leur versions des évènements de leur vie.Chaque monologue,très long,est d'une précision diabolique sur cette bourgeoisie que connaissait si bien Sandor Marai et sur les rapports de classe parfois fielleux entre les castes.Peut-on parler de castes?Ce qui est sûr c'est que comme dans Les Braises ou Mémoires de Hongrie(dont j'ai remonté la critique) la vérité est cernée par les subtiles,très subtiles et très littéraires arabesques du grand Marai.
Je trouve les livres de Sandor Marai d'une extraordinaire cruauté,alliant l'analyse de la déchirure hongroise du siècle avec ses oppresseurs de toutes les couleurs à un portrait de famille catégorie Europe Centrale qui n'épargne personne.M'en voudrez-vous beaucoup si ue fois encore je cite Schnitzler,Zweig,Roth,etc...?A l'Est toujours du nouveau et rien n'est plus actuel que cette littérature d'entre deux guerres qaund elle est marquée du sceau du génie.Pour Sandor Marai,je vous assure,c'est le cas.
Un homme d'Aran
Cet homme était né aux Iles d'Aran en 1896.J'ai visité Aran en 2003.Elles ont changé,beaucoup changé.Pimpantes et fleuries elles accueillent les touristes en bateau,voire sur le petit aéroport.Mais au début du vingtième siècle cet extrême ouest de l'Irlande,donc de l'Europe,était misérable et l'oeuvre de Liam O'Flaherty raconte sans fioritures cette noirceur et cette quête des Irlandais pour vivre libre,vivre tout court.
On connaît un peu O'Flaherty gräce à son ami John Ford,Irlandais d'origine et qui a donné en 35 une bien belle version du Mouchard,publié en 28.Le Mouchard est l'histoire d'une trahison en une nuit,une tragédie de la misère.Si les brouillards du film ont un peu hérité de l'expressionnisme allemand(magnifiquement revendiqué par Ford),le livre,lui,est une très belle et poignante balade dans l'abjection mais l'informateur trouvera une véritable rédemption christique en allant mourir,pardonné,dans la chapelle de la très catholique Irande des années vingt.
On entend dans le film un sublime cantique irlandais.Je n'ai retrouvé une telle perfection vocale que dans les chants de Gens de Dublin,de John Huston,cinquante ans plus tard,d'après un autre immense Irlandais,James Joyce.Cette chronique s'appelle "à l'Eire libre".
O'Flaherty n'est pas l'auteur d'un seul livre.J'ai lu L'Ame noire,sombre histoire de passion dans une île désolée,et Insurrection,chronique de la lutte pour l'indépendance.Me paraissent hautement recommandables l'Assassin et le Puritain.
Ne quittons pas l'Irlande ce soir sans une tournée générale:Pete McCarthy,dans l'Irlande dans un verre(collection Etonnants voyageurs chez Hoëbeke) nous raconte un voyage de Cork à Donegal en faisant halte dans tous les pubs nommés McCarthy.Je vous laisse imaginer.Allez,je vous laisse,j'ai une petite soif.
Redécouvrir Anderson
Très méconnu et éclipsé par Steinbeck notamment il faut lire Edward Anderson(1906-1969), particulièrement si l'on est comme moi fondu (entre autres) de littérature américaine. Edward Anderson est un de ces Américains des annèes 30 qui aura tout fait tromboniste, boxeur, matelot. Dans cette Amérique de la crise où l'on pense aux grands Les raisins de la colère, Des souris et des hommes ainsi qu'à Erskine Caldwell: La route au tabac, Le petit arpent du bon dieu, n'oublions pas les deux très bons bouquins d'Edward Anderson, évidemment chez 10-18.
Edward Anderson n' a publié que deux romans.Tous des voleurs que les cinéphiles auront immédiatement reconnu et rebaptisé Les amants de la nuit et Il ne pleuvra pas toujours. Le premier Il ne pleuvra pas toujours dont le titre original est Hungry men(Des hommes affamés)est presque l'autobiographie de l'auteur. Il raconte la vie d'Axel Stecker, un hobo, un vagabond de la Grande Dépression. C'est une histoire de bourlingue entre trains clandestins et nuits dans les parcs et les églises.C'est un rude bouquin,de sang,de sueur et de poussière,éléments fondateurs de l'histoire américaine." Ce n'était pas tous les jours que je me prenais pour un gentleman. J'étais plus près du chien galeux".
Publié deux ans après,en 37,Tous des voleurs est un peu plus célèbre surtout par l'adaptation essentielle de Nicholas Ray en 49.C'est une histoire de gangsters,un Bonnie and Clyde un peu plus rural,qui obtiendra un certain succès.Mais Edward Anderson ne fera jamais fortune,Hollywood ne lui fera pas de cadeau et il ne publiera que deux nouvelles dans les trente années qu'il lui reste à vivre.L'adaptation de Robert Altman en 73 me paraît moins forte.
Couleurs en marche
Pas un recueil de nouvelles,mais une suite de petites chroniques du Suisse germanophone Robert Walser basée sur les rencontres du promeneur solitaire à travers l'Allemagne.On pense à Rousseau bien évidemment et il y a de ça. Le poète en balade s'arrête à peu de choses:une bière à l'auberge,un arbre où faire la sieste,une accorte logeuse.Il parle même à un poêle ou un bouton de chemise.Vie de poète c'est ainsi 150 pages de légèreté mais empreintes d'une sourde déception,celle de l'homme qui n'avait pas confiance en lui-même.
Car Robert Walser auteur de ces brèves notes lumineuses a très tôt vécu le deuil de la vie puisqu'interné en psychiatrie les 23 dernières années de son existence.Si j'osais :une sorte de Philippe Delerm des années 1910 que l'on serait bien avisé de lire tant son style et sa grâce font mouche.Que dites-vous de cette simple phrase? "Un clair de lune est-il rien d'autre,au fond,que quelque chose de quotidien,offert au mendiant comme au prince?" (Editions Zoe).