Un beau soir d'Aurore
Je n'en menais pas large, disons-le. Au Ciné-Quai c'est la première fois que nous programmions un film ancien, en dehors des burlesques accompagnés au piano (en décembre prochain par exemple Le mécano de la General, Buster Keaton). On m'avait bien dit de ci de là, un film muet, les yeux exorbités, les grands gestes, tu sais, je sais pas si je viendrai... Mais ils sont venus, assez nombreux. Ma ville n'est qu'une sous préfecture de 60 000 habitants. Ce qui n'est pas une honte en soi, mais je le précise car certains blogs à mon sens ignorent superbement les inégalités de choix d'un pays. Quoi qu'il en soit, je le répète, l'offre ciné ici s'est considérablement améliorée.
Certains avaient déjà vu L'Aurore, d'autres en avaient entendu parler, d'autres encore ne le connaissaient pas du tout. Mais tous ont apprécié, ce qui est rarement le cas, et c'est bien normal. Je ne reviendrai pas sur les multiples beautés du film de Murnau. Mais quelle satisfaction de recevoir les remerciements de spectateurs pour ce spectacle cinématographique hors d'âge, hors mode et hors normes. L'Aurore, comme Metropolis, Nosferatu ou Potemkine, fait dorénavant partie de ces oeuvres qui tournent pour leur propre compte, souvent nanties de musiques originales live, sûres d'être maintenant et pour l'éternité au firmament du Septième Art, de l'Art tout court. Comme La Joconde, comme les vitraux de Chartres, comme le Requiem de Mozart, comme Macbeth... L'Aurore en Picardie, hier, fut vraiment l'occasion d'une belle soirée. Les encouragements de Newstrum et de 1001 bobines y sont sûrement pour quelque chose.
La mort dans l'île
En 1930 le grand Friedrich Wilhelm Murnau ne sait pas,lorsqu'il tourne dans les mers du Sud,qu'il mourra sur une route de Californie quelques jours avant la sortie du film.Il vient de quitter Hollywood après avoir tourné entre autres le plus beau film de l'histoire du cinéma,L'aurore.Avec Robert Flaherty,grand documentariste de Nanouk et L'homme d'Aran,Murnau débarque dans le Pacifique où ses acteurs,tous des natifs,n'ont pour la plupart jamais vu de caméra.L'idée de Murnau est de retrouver nature et naturel au sein d'un lagon paradisiaque qui s'avérera d'une grande cruauté.On suit bien le paradoxe de ces sociétés primitives et,rousseauisme oblige,on rêve d'une histoire d'amour et de nacre.Mais la tradition veille,cette tradition qui,si elle vacille,ne rompt jamais,ni en Polynésie en 1930 ni ailleurs,ni plus tard,avec son visage odieux derrière le masque exotique et idyllique.La jeune fille est en fait promise à devenir une vestale,grand honneur chez le peuple océanien,mais drame shakespearien quand on aime un jeune pêcheur.
En fait il semble,mais les avis diffèrent,que Murnau et Flaherty ne s'entendent pas du tout et sur aucun point de vue.Il restera peu de choses de Flaherty dans Tabou dont le côté fictionnel est vraiment la touche Murnau.Selon certains historiens Flaherty disparaîtra carrément du générique.Il demeure que ce film rompt avec tous les films antérieurs de Murnau,allemands ou américains,et Tabou continuera de briller au firmament du cinéma comme une perle dans la limpidité océane.Personnellement Story of South Seas me touche bien que je ne puisse m'empêcher de lui trouver une naïveté roublarde et un côté Murnau en vacances de dandy sur son yacht.Mais cette pancarte Tabu dans les eaux de Bora-Bora est à mon sens l'une des plus belles images de la mer au cinéma.