L'heure de l'Apeirogon
Ce bon vieux blog respire encore un peu. Et quand on tombe sur un livre extraordinaire pas question de garder ça pour moi. J'étais déjà un lecteur fidèle et zélé de l'Irlandais Colum McCann, que ce soient ses nouvelles (La rivière de l'exil, Treize façons de voir) ou ses romans (Les saisons de la nuit, Transatlantic). En fait seuls deux romans traduits en français m'ont échappé. Ceux qui me lisent depuis longtemps savent ma folie irlandaise. Ce n'était donc pas une surprise de lire un bon livre de McCann.
Le destin d'Israel et de la Palestine m'a toujours passionné. La littérature israélienne* est d'ailleurs absolument remarquable de clairvoyance à ce sujet. Je n'ai pas eu l'occasion de lire un auteur palestinien. Colum McCann vient d'un pays qui s'y connait en dissensions internes, quel bel euphémisme. On dirait que cela lui a donné une extraordinaire acuité pour nous infiltrer à ce point dans les méandres de l'immémorial conflit.
Un apeirogon est une figure géométrique au nombre infini de côtés. C'est déjà vertigineux. Tout aussi vertigineuse est la dextérité de McCann quant au destin des deux peuples. Et des deux familles, celle de Rami, israélien, fils d'un rescapé de la Shoah, ancien soldat de la guerre du Kippour, et celle de Bassam, palestinien, qui a surtout connu geôle et spoliation. Tous deux vont se rencontrer, se connaître et devenir des militants de la paix, mais c'est plus que ça. Tous deux ont perdu une fille. Tout les sépare.
L'auteur ne se contente pas de dire les sentiments et les actes des protagonistes, de leurs épouses respectives. Il ne se satisfait pas non plus de d'exprimer leur courage, leur noblesse et leurs faiblesses face à l'indicible in-fini de la situation. Long aller-retour sur la genèse du conflit, les enfances et les jeunesses perdues de Rami et Bassam, leur évolution, leur volonté. Découpé en 1000 chapitres, de 1 à 500, puis de 500 à 1, certains ne font qu'une ligne, Apeirogon passionne intégralement (chose rare en littérature) et nous rend un peu plus compétents sur le sujet. Et l'émotion est là, qui sourd à chaque expression, comme l'eau d'un puits du Neguev pourtant avare, comme un thé partagé, comme le rire de Smadar, 13 ans ou d'Abir, 10 ans, fracassées par l'Histoire, enfants sacrifiées.
On trouve tout dans ce livre, la vie quotidienne à Jérusalem ou à Jericho, de somptueuses références aux mathématique, à la poésie, à la médecine, à l'ornithologie. Tout cela est irracontable et magnifique, comme la relation entre Rami et Bassam, jumeaux de douleur, membres du Cercle des Parents, ils sontaussi l'Esoir...Mais Apeirogon, si l'on est autorisé à en parler et à le conseiller, il faut le lire, impérativement. Je pratique peu les extraits mais en voici quelques-uns. Rami, Bassam, vous ne les oublierez pas.
Les morts se produisent à dix ans d'intervalle: Smadar en 1997, Abir en 2007. Lors d'une conférence à Stockholm, Bassam se leva pour dire qu'il avait l'impression que la balle en caoutchouc avait voyagé pendant toute une décennie.
La plupart des 750 000 Palestinens ne transportaient rien de trop lourd, persuadés qu'ils étaient de regagner leurs pénates quelques jours lus tard: d'après la légende certains avaient laissé la soupe bouillir sur les fourneaux.
Rami est allé en Allemagne avec moi il y a quelques années de ça, mais c'est une longue histoire, j'ai dû le convaincre d'y aller, il haïssait les Allemands. Il n'avait jamais cru pouvoir y aller. Mais il y est allé. Et il a vu un pays différent de celui qu'il imaginait.
Pris dans sa totalité, un apeirogon approche de la forme d'un cercle, mais un petit fragment, une fois grossi, ressemble à une ligne droite. On peut finalement atteindre n'importe quel point à l'intérieur du tout. Tout est atteignable. Tout est possible, meme l'apparemment impossible.
Ma plus belle lecture depuis un nombre indéfinissable de jours et de mois. Vertigineusement vôtre. Une envergure exceptionnelle.
* Lu récemment, peut-être y reviendrai-je, l'excellent Réveiller les lions d'Ayelet Gundar-Goshen.
Trio pendant la guerre du Kippour
Publié en 1977 en Israel, peu après la guerre du Kippour, L'amant est une passionnante variation d'Avraham B. Yehoshua sur la si complexe situation du pays et sur la société israélienne. Ce roman, vieux de 40 ans, n'a à mon avis pas pris une ride. Adam, garagiste prospère, recherche Gabriel, fraîchement revenu en Israel, disparu pendant ce conflit, et accessoirement l'amant de sa femme Assiah. Autres personnages, leur fille Daffy et le jeune mécano arabe Naïm. Curieuse errance des différents protagonistes. Si l'on a peu de nouvelles de Gabriel on s'attache aux pas d'Adam qui sillonne la nuit dans s a dépanneuse le pays à sa recherche. C'est que depuis le départ de Gabriel les relations conjugales d'Adam et Assiah ont pris un sérieux coup de vieux. Elle, professeur, semble ne se vouer qu'à ses élèves, à en devenir quelque peu fantômatique.
Le très jeune Palestinien Naïm est amené à être apprenti au garage, avec le statut particulier des ouvriers arabes. Et, confus et fasciné, tombe amoureux de la la toute aussi jeune Daffy. A eux deux, sauront-ils poser un regard neuf sur ce pays? Un autre personnage compte beaucoup, qui paraît presque fantasmé, irréel et en même temps deus ex machina, la grand-mère de Gabriel, mourante et ressuscitée. Dépeinte un peu monstrueuse en son agonie, ces lignes m'on mis mal à l'aise, elle se ré-humanise au cours de l'histoire. L'amant est un beau roman qui illustre bien l'incommensurable complexité israélienne. 42 ans après sa publication il ne semble guère plus simple d'y démêler espoir et crainte.
Après Shiva, Le directeur des ressources humaines, L'année des cinq saisons, Rétrospective (celui qui m'a le plus passionné), nul doute qu'Avraham B. Yehoshua, maintenant octogénaire, ne soit devenu un classique contemporain majeur de la littérature israélienne, l'une des plus vives au monde.
Beyrouth
J'ai peiné sur le premier tiers du roman de Sorj Chalandon Le quatrième mur. Les faits d'armes ultra-gauchistes m'ont toujours gonflé, insupportables de prétention et donneurs de leçons. Il en est question dans la vie de Georges vers 1980. Heureusement assez vite le roman oblique vers un tout autre évènement, la situation au Liban au moment des massacres de Sabra et Chatila, septembre 82. Sorj Chalandon y était jeune reporter pour Libération. Le fil conducteur du roman est la volonté de Samuel, juif et grec, malade, metteur en scène, de présenter en plein coeur du conflit israélo-palestinien Antigone, la pièce de Jean Anouilh.
Georges son ami finit par accepter de prendre le relais et de mettre en scène cette oeuvre créée en 1944 sous l'occupation et qui recueillit des avis très contrastés à l'époque. Variation sur le pouvoir et la révolte d'après Sophocle, Samuel et Georges trouvent à Antigone une totale actualité dans cette zone du monde toujours en ébullition. Rien n'est plus compliqué que ce Proche-Orient en ces années 80 et l'idée est de trouver des interprètes de toutes les minorités de la région. Faire jouer par des acteurs des différents groupes religieux qui s'opposent dans la guerre au Liban : une palestinienne, un chrétien, un druze, un chaldéen. Très difficile de vraiment faire la part des choses, celle de la raison et des fanatismes.
Mais quoi qu'il en soit ce voyage au centre de la guerre est poignant et rarement l'enfer sur terre n'aura été si bien évoqué. Le théâtre, le quatrième mur, pour, non pas sauver, mais simplement, oui simplement, pour souffler, modestement. Chalandon ne philosophe pas longuement. Il est homme d'action. De toute façon, là-bas, on n'a pas trop de temps pour ce luxe, la réflexion.
Dernières cinéphilies saison 2015-2016, Portugal, Pays-Bas, Palestine
Premier film du Portugais Joao Salaviza, Montanha, habilement (?) sous-titré Un adolescent à Lisbonne est un film intéressant mais un peu trop sombre sur la difficile quinzième année de David, père absent depuis des lustres, mère exilée à Londres, grand-père mourant, grave échec scolaire. Les nuages s'accumulent sur l'avenir et la Lisbonne que nous donne à voir le metteur en scène n'arrange rien. Barres d'immeubles, terrains vagues, boîtes aux visages blafards sur fond techno no future, balcons suicidophiles. On est loin du Monument des Découvreurs et du pont Vasco de Gama offert à l'Atlantique. Depuis Antoine Doinel il est difficile d'avoir quinze ans au cinéma. Un gamin acteur prodigieux, sobre et sans caprices, plusieurs scènes magnifiques dont une ahurissante rencontre avec sa prof, constamment hors champ. Comment dit-on incompréhension en portugais? Je dirais, en cinéphile bourré de références encombrantes, Truffaut+Antonioni.
La documentariste néerlandaise Heddy Honigmann a suivi le prestigieux Concertgebouw Orchestra d'Amsterdam sur une tournée mondiale. Royal Orchestra aurait peut-être plus sa place à la télé mais la recrudescence de documents sortant sur grand écran n'est pas pour me déplaire. Un violoncelliste et une violoniste dans une pâtisserie de Buenos-Aires. A Soweto les enfants tout sourire dans leur steel band accueille les musiciens. Un ténor bouleverse les canaux d'Amsterdam. Un taxi mélomane dans les rues argentines. Un vieux Russe solitaire rescapé des régimes horrifiques ému aux larmes. Tonique avec un zeste d'utopie, laissez vous bercer par la musique. C'est le jour.
Huis clos brutal et fatigant pour le film des improbables jumeaux palestiniens Arab et Tarzan Nasser. Bande de Gaza, très compliquée, Israel, le Hamas, le Fatah, mais aussi les "bandes " de Gaza, des mafieux du coin qui ont eu la curieuse idée du rapt d'un lion du zoo. Une douzaine de femmes dans un modeste salon de coiffure, qui parlent, crient, et s'interpellent. La bande, sonore, celle-là, éructe de plus en plus de mitraillettes et d'explosions. Dégradé est intéressant, un peu dispersé avec trop de personnages. Mais ça n'est que mon avis.Kafka peut être convoqué, on ne risque pas de se tromper, tout étant possible là-bas, sauf peut-être la paix.
Rideau sur la saison cinéphilique depuis septembre. A quelques-uns, en accord total avec la direction du CinéQuai, notre cinéma, oserai-je dire, nous avons essayé d'enrichir les programmes, avec des films venus aussi de Lituanie, Colombie, Italie, Suède, Roumanie, etc... Truffaut et Demy aussi furent de la fête. Merci à ceux qui nous ont soutenus. Une ville a le cinéma qu'elle mérite.