Il est tard, et c'était il y a longtemps
Chance exceptionnelle avec cette livraison bien agréable dont je remercie Babelio et Phébus. Je suis tombé cette fois sur la sixième traduction du géant sud-africain Karel Schoeman, disparu volontairement en 2017, et dont j'ai chroniqué tous les autres livres avec beaucoup de chaleur. Et volià pourquoi je suis un peu moins disert sur L'heure de l'ange. Ce roman est en quelque sorte le troisième volet d'une trilogie des voix, après Cette vie et Des voix parmi les ombres. A ceux qui ne connaissent pas Schoeman il faut dire que son univers est loin d'être fantaisiste. La société sud-africaine, souvent celle de Bloemfontein, décrite par l'écrivain n'est pas celle du Cap ou de Joburg. Elle est probablement plus corsetée encore et la vie y est pour la plupart d'une grande austérité.
Il était une fois un berger dans le veld, illettré et poète, et L'heure de l'ange n'est qu'une longue quête sur le passé d'une petite ville quelque part en Afrique du Sud, ce pays si particulier, à la violence insondable et multiple. Un documentariste télé envisage un reportage sur ce Daniel Steenkamp, pâtre devenu poète à la suite de l'apparition d'un ange. Suivent les témoignages, un peu longs, d'un instituteur, d'un pasteur presbytérien (il est souvent question des ministres du culte chez Karel Schoeman et dans toute la littérature afrikaner). Celles de Daniel Steenkamp en personne et diverses "voix de femmes". J'ai mis des guillemets car les voix, les voix du passé enfoui, les bribes de souvenirs des vieillards, les rares écrits des décennies antérieures, articles, recueils, procès-verbaux, sont cruciaux dans cette trilogie de Schoeman. C'es magnifiquement écrit et cela finit par rendre chair et sang aux personnages, nombreux, et certains très complexes.
Cependant, mais cela tient aussi à ma forme physique un peu délicate ces dernières semaines, car je crois que lire est une activité sportive quelque sorte, les tourments de tous ces gens m'ont parfois un peu fatigué, comme si j'avais vu l'intégrale d'Ingmar Bergman en dix jours. Et mon rythme s'est ralenti entre les offices et les deuils, les visites aux malades et aux indigents. La vie de la communauté blanche laborieuse et souvent désargentée a fini par me peser un peu. C'est pourtant somptueusement élaboré par un écrivain immense que j'imaginais un jour Prix Nobel. Mais les immenses sont immenses et moi, cette fois, j'étais un peu petit. Les références bibliques sont si fréquentes, si belles et un peu épuisantes.
"Pourquoi pas un berger du veld, aussi bien qu'Elisée qui labourait derrière douze paires de boeufs, que David qui faisait paître son troupeau, ou qu'Amos, l'un des bergers du Tekoa; pourquoi pas ici aussi bien qu'au mont Carmel ou au mont Horeb, pourquoi pas bégayant et bredouillant dans notre langue maternelle aussi bien que dans n'importe quelle autre langue humaine?"
Vérité australe, australe austérité
Cet écrivain est absolument majeur pour moi. Rarement un pays aura été analysé dans son histoire, ses soubresauts et ses rapports sociaux avec autant de coeur et de délicatesse. Des voix parmi les ombres est le cinquième roman de Karel Schoeman paru en France et je les ai tous lus, et tous chroniqués. L'Afrique du Sud est toute entière dans l'oeuvre de Schoeman, qui n'en finit pas de revisiter les vieux démons du siècle dernier. Schoemen fait partie de ces très grands, Paton, Gordimer,puis Brink, Coetzee qui ont contribué à changer le pays même si je crois que l'influence des intellectuels est à relativiser.
Un brin d'histoire peut s'avérer intéressant quand on lit Karel Schoeman. Assez touffue l'histoire en Afrique du Sud, Transvaal, Etat libre d'Orange, Colonie du Cap, deux guerres dites des Boers dont la seconde en 1901, entre les descendants des Hollandais et les colons britanniques. Cest sur ce dernier conflit que revient Karel Schoeman quand un commando de Boers investit la petite ville de Fouriesfontein, près de cape Town. L'auteur a bâti un roman exigeant tout autant que passionnant, en se plaçant sur deux axes de lecture à un siècle d'intervalle.
Dans la première partie un explorateur et son photographe mènent une enquête sur ces évènements de cent ans d'âge dont les traces curieusement sont assez peu visibles. Tout l'art de Schoeman est dans le quotidien de cette communauté, qui va vivre des évènements tragiques, que les deux enquêteurs peinent à reconstituer, allant presque jusqu'à se perdre, les plus belles pages peut-être de ce roman, quand ils ne sont plus sûrs du tout, au point de sentir leur raison vaciller. Pourtant ils sont bien sur les lieux de ces affrontements mais tout se passe comme si le pays était comme frappé d'amnésie. Des silhouettes, des ombres...
Trois voix, Des voix parmi les ombres en l'occurrence, s'élèvent alors dans la seconde partie,Alice, fille du magistrat anglais local, Kallie, jeune clerc de ce même homme de loi, et qui ambitionne d'écrire, et Miss Goby, vieille fille soeur du médecin britannique lui aussi. Ces trois témoins ne sont pas des grandiloquents, chacun est comme à sa petite fenêtre, entre les microévènements du journalier et les rares et relatives intensités, un bal, une chorale,un pique-nique. Pas de scènes de guerre, une occupation étrangère parmi les étrangers, un pays non miscible entre les Africains, les Métis, les Afrikaners, les Anglais. Présence de l'église ou plutôt des églises, pas très miscibles non plus, avec en commun un sérieux réformé qui fait que la future nation arc-en-ciel ne semble pas dotée d'un humour exceptionnel en ces années 1900. C'est donc par des scènes ordinaires, un repas, un achat, un jardin, que Karel Schoeman parvient à nous plonger au coeur battant de cet étonnant pays, tout de douleur et de rancoeur. Cet écrivain, parfois un tout petit peu ardu, dont je crois qu'on chuchote le nom du côté de Stockholm, est à découvrir d'urgence. J'ai chroniqué les quatre autres romans parus en France. Mon préféré est En étrange pays. A noter que ses livres sont écrits en afrikaans, contarirement à Gordimer et Coetzee.
Mourir à la Fontaine aux Fleurs(Bloemfontein)
Hasard de mes lectures, trois parmi les cinq ou six derniers livres ont une grande part d'ombre, Et toujours ces ombres sur le fleuve..., Des voix parmi les ombres, Une terre d'ombre (chroniqué prochainement). Un signe quelconque?
Une vie au veld
Quatrième incursion dans l'oeuvre de Karel Schoeman.Et,cela n'est pas surprenant,un grand livre,construit un peu autrement et qui se conjugue à la première personne.Une femme au fin fond de l'Afrique du Sud au XIXème Siècle,se meurt et se souvient.On ne sait pas même son prénom et elle pense au passé,seule activité possible à cette vieille fille,vieille soeur,vieille servante presque mais jamais vieille épouse.Elle aura été le témoin,effacé,invisible et omniprésent de la pénible existence de ces Afrikaners pionniers qui certes finiront par s'enrichir en ce pays de pierre,mais à,quel prix.Une fille pour ces plus qu'austères protestants bataves sera toujours moins bien qu'un fils .Pourtant après les disparitions de ses deux frères,mystérieuses,sa relative éducation fera d'elle une sorte d'écrivain public à qui on ne demande pas son avis mais sa plume.
La mort est fort active,en filigrane mais bien là dans les romans de Karel Schoeman.Je l'ai déjà évoquée dans mes précédents billets sur lui.Notamment dans En étrange pays.C'est aussi que dans ce bout du monde austral ni la Géographie ni l'Histoire ne sont tout à fait comme ailleurs.Je suis intimement persuadé et c'en est parfois bouleversant que des pays comme l'Afrique du Sud ou Israel aiguillonnent les talents.Je ne rappellerai pas la vieille parabole de la Suisse et de l'Italie.L'héroïne de Cette vie nous conte ses souvenirs,un peu confus et jamais assénés en une vérité univoque.Elle nous propose à l'heure dernière de ses jours de douleurs toute une série d'hypothèses sur la mort de ses frères,sur les affaires de son père,sur l'éducation de son neveu,tâche principale de sa modeste existence.Et l'on aime cette figure qu'on dirait de peu si j'ose dire.Je dirais volontiers qu'il peut y avoir un angle flaubertien à ce portrait.Pourtant le cadre n'est pas la verte Normandie mais ce pays de broussailles et de moutons où les pierres tiennent lieu de croix sur les tombes disséminées et souvent enneigées au coeur profond du veld résonnant des cris des chacals et du vent hurlant.
La narratrice à de nombreuses reprises se questionne mais peut-être est-ce le délire sur sa légitimité à se souvenir.Sûre de rien elle pense mais ne pleure pas sur son sort,elle pense à son passé et à cette grande maison,bien améliorée au fil des ans,à cette chambre qu'elle n'a pas quittée depuis 70 ans.Et toutes ces bribes d'avant,ces miettes d'une famille déchirée et violente,composent une symphonie d'un beau pays,un pays bien-aimé comme l'écrivait le précurseur de la littérature sud-africaine Alan Paton.Dont Karel Schoeman est un digne héritier.J'aimerais convaincre.
Mourir à la Fontaine aux Fleurs(Bloemfontein)
Le Sud-africain Karel Schoeman m'enchante toujours depuis que je l'ai découvert avec Retour au pays bien-aimé et La saison des adieux (voir lire Afrique du Sud).Versluis,Hollandais grave,solitaire et malade vient d'arriver à Bloemfontein, modeste cité d'Afrique du sud au bien joli nom.En fait il cherche une ultime étape pour son départ.Accueilli dans les communautés hollandaises et germaniques,soigné ainsi loin de sa rare famille car Versluis est un homme sans postérité dont on ignorera toujours le prénom comme si Schoeman souhaitait une intimité protégée doublée d'une certaine austérité dans nos rapports avec son personnage,cet homme va devenir en quelque sorte le témoin de cette vie du bout du monde en un pays neuf.Pays neuf mais où les scléroses d'une micro-société éloignée sont déjà bien présentes.Ceci nous vaut des pages que je trouve d'une totale noirceur,tellement bien évoquées par Karel Schoeman que l'émotion nous gagne alors que tout nous éloigne de ces austères presbytériens et de ces fonctionnaires compassés et dévots.
Versluis à Bloemfontein ne débarque ni au Cap ni à Johannesburg,déjà métropoles en devenir en cette fin de XIXème Siècle.Petite ville administrative Bloemfontein regroupe à quelques encablures du veld,cette âpre lande d'extrême sud,de poussière ou de boue selon la saison,quelques mariages,quelques bals,quelques pique-niques entre gens du même monde.Mais ces gens là ne s'ouvrent pas vraiment,important en Afrique leur rigueur batave.Ainsi Versluis trouvera plus malade que lui,enfin plus avancé sur le chemin bien que plus jeune,Gelmers,un compatriote pourqui il se prend d'inimitié,réciproque.A l'aube de la mort Versluis,commis pas hasard ultime infirmier,saura-t-il tirer profit de la douleur de l'autre,pour entrer en paix dans le royaume d'après?
Un pasteur allemand dévoué mais sceptique,une logeuse accaparante,une jeune femme infirme mais au coeur libre,et quelques pas dans le veld,à ce moment de la vie où tout est,de toute façon,à nouveau autorisé,accompagneront Versluis, venu là pour soigner ses poumons,et qui aura peut-être trouvé,rien n'est moins sûr,la paix de l'âme,in extremis,au bout du monde.Ce monde si fragile qu'il faille passer ainsi d'une vie à l'autre pour en éprouver les fragrances crépusculaires. Versluis l'étranger au pays est enfin arrivé et marche un peu parmi les chétives herbes pierreuses. Karel Schoeman ne nous laisse pas indemne mais toute littérature digne de ce nom n'est-elle pas dans ce cas?On dort un peu moins bien,probablement, après avoir lu En étrange pays.Mais la nuit doit être plus palpable.
O pleure mon pays si douloureux
Karel Schoeman sera-t-il un jour reconnu comme l'égal de Coetzee,Brink,Gordimer?Je n'hésite pas à qualifier La saison des adieux de chef-d'oeuvre,meilleur que le déjà très bon Retour au pays bien-aimé (voir Pleure encore pays bien aimé).L'Afrique du Sud a été prodigue de génies littéraires,ce qui donne à penser que c'est dans les convulsions que s'épanouit le talent.N'allons pas trop loin dans ce syllogisme.Ecrit en 89 La saison des adieux se situe au début des années soixante-dix,en quasi guerre civile,où le délabrement s'accélère dans un contexte d'insécurité et de répression.Nous allons vivre quelques mois avec Adriaan, poète de langue afrikaans,dont la vie perd chaque jour de sa substance puisque est venue la saison des adieux,le temps de partir pour beaucoup d'intellectuels de progrès.Karel Schoeman écrit lui-même dans cette vieille langue d'origine hollandaise et dans une traduction que je pense de qualité on découvre un auteur très riche qui sait à merveille décrire un espace vert au Cap,rare endroit préservé,ou la violence des banlieues envahies quand le moindre incident dégénère.
Adriaan a longtemps fait partie d'un petit cénacle d'esprits éclairés qui ont cru possible que l'Afrique du Sud change sans trop de douleur.Mais à l'impossible nul n'est tenu et ce pays magique se devait de pleurer longuement.C'était déjà le titre du grand livre précurseur d'Alan Paton Pleure ô pays bien-aimé qui date pourtant de 1946.L'ami d'Adriaan est djà en Amérique,Marisa a regagné les Pays-Bas,ceux qui sont encore là font semblant de ne rien voir de cette société en pleine déréliction,comme l'insignifiant Dewald qui cherche encore à monter une revue de poésie afrikaans.Nico,acteur imbu et plus très jeune multiplie les furtives étreintes pour s'empêcher de vieillir.Le musée où travaille Adriaan s'effondre lui aussi, témoignage de la vieile Europe dans la ville du Cap,cet extrême sud,qui,un temps relativement épargné, s'apprête à rejoindre Johannesburg dans la ruine.
Il y a dans La saison des adieux des pages merveilleuses sur la marge si étroite entre le courage et les lâchetés,les petitesses et les sursauts.Et plus encore sur la solitude du poète,cet albatros empêtré,dont les mots demeurent impuissants à enrayer l'inéluctable et sur la tragédie d'Adriaan,qui rentre chez lui au crépuscule,pour travailler,travailler toujours,témoigner et encore ce n'est pas sûr... Schoeman a fait de son personnage un homme malgré tout équilibré,presque sage et composant avec sa solitude.C'est très beau.C'est chez Phébus et 10/18.
Pleure encore pays bien aimé
Afrique du Sud terre d'immenses écrivains,Breyten Bretenbach,Nadine Gordimer,André Brink,J.M.Coetzee,deux Nobel.Voici Karel Schoeman dont le titre du dernier roman paru en France fait écho au célèbre Pleure ô pays bien aimé d'Alan Paton.Ce roman paru en 47 et adapté au cinéma un peu plus tard a connu une aura très importante et a commencé à faire connaître l'apartheid.Karel Schoeman sous un titre très proche raconte la visite au pays natal d'un Afrikander vivant en Suisse dans l'univers bien protégé de la diplomatie.Dans Retour au pays bien-aimé le narrateur a 30 ans et revient voir la ferme de sa prime enfance 25 ans après son départ.L'action du livre se déroule sur les quelques jours qu'il passe chez des cousins perdus de vue.Incompréhension,souvenirs communs inexistants,malentendus,le séjour ne se passe pas très bien.
Et puis George n'a plus guère de liens avec cette Afrique du Sud de 1972(date d'édition originale).Il sent confusément que la violence est là,à fleur de peau,que rien ne sera plus comme avant,que tout va à vau l'eau dans ce pays,et que le veld sera bientôt à feu et à sang.Nous sommes entre Afrikanders qui sentent bien la fin de leur monde.C'est assez court,sans exotisme et d'une violence souterraine qu laisse libre cours à l'imagination du lecteur.De la très grande littérature.