L'émancipation
Washington Black est une belle aventure romanesque, souvent surprenante, contrairement à l'idée que je m'en faisais. J'avais peur d'un texte un peu bien-pensant, la toute première partie se déroulant dans une plantation à la Barbade, où le très jeune Washington Black est esclave sous la férule d'un maître odieux à souhait. Mais on quitte très vite les Antilles pour un périple de quelques années qui nous mènera tour à tour en Virginie, en Arctique, en Angleterre, au Maroc. C'est que, Washington, gamin intelligent et obsearvateur, a été choisi par Titch, le frère du maître, savant progressiste et abolitionniste, qui vient de mettre au point un ballon dirigeable. On verra plus tard que Titch a aussi sa part un peu sombre.
Le ballon et l'aspect scientifique évoquent bien sûr Jules Verne. Pourquoi pas? C'est d'ailleurs un compliment. Mais Washington Black va au delà. Esi Edugyan réussit pour chaque personnage à dépasser les archétypes. Les souvenirs de Wash concernent sa mère se rapprochent par exemple de Toni Morrison. Et l'auteure excelle aussi à rendre la complexité des rapports entre Titch et son frère, dont l'éducation similaire a pourtant fait deux êtres très dissemblables, entre Titch et son père aussi.
Le monde scientifique, encore hésitant, est également un personnage à part entière. Au hasard des rencontres et des voyages Washington l'analphabète, d'abord avec son mentor, puis au jour le jour, deviendra un spécialiste de la faune sous-marine. Tout ceci dans un monde où la haine et le racisme règnent un peu partout. Washington Black n'est pas l'histoire de toute une vie et ne couvre qu'une douzaine d'années de l'existence de l'ancien esclave. D'où peut-être à mon sens une impression d'avoir brûlé les étapes. Mais cette façon de découvrir le monde au XIX° siècle, ce monde de merveilles et d'horreurs, est très beau voyage, initiation, à la science et à la liberté, deux mots inconnus dans l'enfance de Washington, sur cette île des Antilles, infernale.
L'Ecrivraquier/21/ Tout allait pour le mieux
Plus personne n'était capable de se rappeler le fonctionnement des aiguilles et pour tous la trotteuse n'était qu'une jument à Vincennes ou Chantilly. Les éditoriaux se pâmaient devant un gamin, quelque part en Asie Centrale, qui était capable de réciter la table des neuf, au moins jusqu'à neuf fois sept. On avait retrouvé aux Iles Féroé trois pages d'un dictionnaire d'équivalences danois-féroien, depuis pieusement sous globe au musée de Torshavn. Le dernier traducteur de serbo-croate de chair et d'os venait de mourir, quelque part en Voïvodine, sans un mot, un comble pour ce métier. Il faut dire que c'était le dernier traducteur tout court. Le nounours des chambres enfants comptait moins d'exemplaires que ses congénères des Pyrénées. Et un célèbre dessin, maintenant préhistorique, le représentait, accompagné d'une poupée, baluchon sur l'épaule, quittant les larmes aux yeux une chambre où deux enfants vautrés sur la moquette s'escrimaient sur une console. Décidément le jeu, l'enfance, la langue, le temps lui-même n'étaient plus ce qu'ils étaient. Les rachis avaient retrouvé l'époque bénie des attitudes scoliotiques, et les périmètres de marche moyens s'apparentaient à ceux d'une maison de retraite du XXème siècle.
Ainsi l'homme avait oublié et les choses du corps et celles de l'esprit. Ce monde était épargné dorénavant par les viols, ou presque, depuis qu'hologrammes et avatars avaient commencé de combler les sexualités. Comme étaient épargnées toutes ces existences jadis brisées par la route, maintenant que voyageaient avachis et somnolents les gens dans leur véhicule programmé, ce qui leur évitait de perdre un temps précieux pour la jolie petite chapelle ou le belvedere. Ce monde était celui de Philip K.Dick. La prescience de quelques mutants empêchait bien tout criminel de perpétrer son forfait, la science subtotale niait à tout foie le droit de devenir cirrhotique, à tout vaisseau sanguin celui de durcir sous les athéromes. Toute originalité ne se hasarderait plus à pervertir le bel ordonnancement des choses. Dans ce monde épatant la vie valait vraiment le coup. Moi, j'en étais heureux, haïssant les surprises. Pourtant certains y trouvaient à redire, à ce bonheur insoutenable.
Ma B.D. annuelle
Ca m'a toqué mais ça me toque pas souvent. L'élue de cette année est Darwin, tome 1, A bord du Beagle, scénario Christian Clot, dessin Fabio Bono. Le voyage du tout jeune Charles Darwin est une des grandes odyssées de l'humanité. Agé de 22 ans, celui qui va révolutionner la pensée n'a aucune expérience maritime. Le capitaine Fitz-Roy, jeune lui aussi, commande à bord du HMS Beagle. Nous sommes en 1831 à Plymouth et cette expédition de deux ans va en durer cinq, et elle va accessoirement changer le monde. Les deux hommes vont s'apprécier et Darwin qu'on imagine toujours à la barbe blanche de sage vieillard se révèle un jeune homme facétieux qui n'a pas été si brillant dans ses études et préférant de loin la chasse à l'université. Mais Charles Darwin a une qualité, pas si fréquente. Il est curieux de tout et se passionne pour la nature. Vous connaissez la suite.
Ce bel album ne conte que les préparatifs du voyage et les premières investigations qui nous mènent, après bizutage en régle au passage de l'Equateur, à Salvador de Bahia. Les planches animalières sur la faune d'Amérique du Sud sont splendides et l'arrivée en Terre de Feu réserve des surprises. La campagne anglaise, le port, la vie à bord sont magistralement reconstituées. Peu connaisseur de ces publications, je trouve à cet ouvrage un classicisme et une pédagogie très réjouissants.J'espère lire le second tome bientôt.
Un Suisse qui compte
Claudialucia eu la bonne idée de me faire parvenir le très original roman de Patrick Deville.Je connaissais Alexandre Yersin comme découvreur du bacille de la peste et je l'imaginais rivé à sa paillasse dans un institut,fut-il l'Institut Pasteur. Mais Deville est un voyageur de l'écrit qui comme Yersin pense que ce n'est pas vivre que ne pas bouger. Rimbaud est cité presque plus que Pasteur dans ce roman que l'auteur du très bon Equatoria a mis en scène afin de nous faire vivre l'aventure Yersin, du canton de Vaud à son installation en Asie du Sud-Est. Cet homme là tenait d'Arthur l'Ardennais pour ses chaussures aériennes,mais aussi de Livingstone pour la ténacité. Et le jury Femina,lui,a été très clairvoyant car ce livre est formidable et terriblement stimulant.Saluons Laure à l'occasion avec son joli challenge.
C'est que ça le démange,Yersin,peu de choses de l'activité humaine lui sont indifférentes.Après le bacille de la peste en 1894,qu'il identifia déjà à Hong-Kong,le savant ne revint en France qu'avec parcimonie.Nha Trang au Vietnam actuel fut le havre de ce travailleur acharné que passionnaient aussi bien le vélo que l'automobile ou l'aviation.Souvent le premier à expérimenter tel ou tel objet,ce pasteurien convaincu fut entrepreneur,multipliant les observations scientifiques tant sur la botanique que sur les marées ou sur l'élevage.Il fut aussi l'un des maîtres du caoutchouc,développant la culture de l'hévéa.Et s'intéressa à l'arbre à quinquina, source de médication par la quinine.
On oublie souvent que la recherche de cette époque était fréquemment mortelle pour les hommes,avant que de l'être pour les bacilles.Plusieurs collaborateurs de Yersin payèrent de leur vie les asepsies approximatives.On croise des politiques comme Paul Doumer,des collègues dans le sillage de l'immense Pasteur,Calmette,Roux,un certain Dr.Destouches aussi,auteur d'une thèse célèbre sur Semmelweiss.Peu de femmes dans la vie d'Alexandre,peu de place pour l'art et la littérature.Mais Patrick Deville signe un livre très novateur,efficace,sur un personnage somme toute secret,le contraire de ce que l'on appelle aujourd'hui people,dans toute sa richesse d'homme de science et de volonté,inébranlable.
Grâce à Claudia,et tout comme Deville ou Yersin,Peste et choléra voyage lui aussi.Le voilà en partance pour la Bretagne où l'attend Gwen,en attendant d'autres destinations.