Eloge du court
Roberto Saviano est célèbre plus pour le sort qui lui est promis que par ses écrits. Depuis Gomorra (2006) consacré à la Camorra, triomphe littéraire international, devenu film de Matteo Garrone puis série, Saviano vit à l'étranger sous protection, menacé par la pieuvre napolitaine. Deux nouvelles dans ce mince recueil. Seule la seconde, La bague, revient sur la mafia, narrant en vingt pages comment Vincenzo et Giuseppe, deux jeunes napolitains n'ont pu survivre. Leur crime, avoir tenté de résister à l'horreur ancestrale. Sobre, serrée, essentielle, l'écriture de Saviano installe très vite le décor. Et la honte de vivre là, en cette ville gangrenée où le simple fait de naître est une faute, où le premier souffle et la dernière quinte de toux ont la même valeur, la valeur de la faute. C'est bref, précis, la violence y est fulgurante j'oserai dire, hélas, efficace. Cette saloperie de société criminelle, bien loin du Parrain, se porte bien.
La première nouvelle, Le contraire de la mort est sous-titrée Retour de Kaboul. Maria n'a que dix-sept ans quand son amoureux s'engage dans l'armée. Et c'est l'Afghanistan. A priori seul ascenseur social envisageable pour un petit gars de Naples. Et puis les talibans, un camion, ou un char. Maria ne sait pas très bien et semble peiner à comprendre. Sans grandiloquence ni pathos Roberto Saviano cerne bien la jeune Maria, presque une enfant. Ces guerres récentes, un peu oubliées. Les morts de Bosnie, du Kosovo.
80 pages, regroupées sous le vocable Scènes de la vie napolitaine, et c'est assez pour saisir le drame intime de Naples, de la Campanie, et accessoirement du monde entier. Je ne tresserai jamais trop les louanges de la concision. A l'heure où le moindre auteur nous gratifie de 500 pages parfois indigestes, où tout metteur en scène de cinéma croit déchoir en dessous de 140 minutes, ça me plairait, ça, l'essentiel.
Revoir Naples et mourir
François Garde est un romancier qui me réjouit toujours. Quel bonheur, si l'on est un peu amateur d'histoire, de se plonger dans ce joli roman qui explore la galaxie des maréchaux d'empire, ces soldats souvent sortis du rang que Janus Napoléon sut élever sur des trônes et renier tout aussi naturellement dans nombre de cas. Joachim Murat, roi de Naples, fut l'un des plus prestigieux. Modeste fils d'aubergiste du Sud-Ouest il devint le beau-frère de l'empereur en épousant Caroline Bonaparte.
Octobre 1815, quatre mois après Waterloo, Napoléon navigue vers un caillou perdu en plein Atlantique. Murat, désormais ex-roi, tente de revenir en grace auprès de ses anciens sujets. Dans la grande débandade qui suit la fin de l'empire chacun essaie de sauver sa fortune et sa peau. Fait prisonnier par les fidèles des Bourbons il va vivre six journées de réclusion, un procès bâclé, une exécution sans délai. Le prince Joachim Murat se penche sur sa vie. Et c'est absolument passionnant. Roi par effraction, habilement bâti avec alternance du court emprisonnement du souverain de circonstance et des années de conquêtes, de victoires et de déboires, est une sacrée aventure, digne de Dumas, probablement sertie de quelques libertés avec la grande histoire. Peu importe, les Français qui aiment justement l'histoire, que je crains peu nombreux tant règne l'ignorance, se régaleront. Rares sont les époques où l'ascenseur social, certes assez guerrier, pouvait fonctionner. Sachant qu'un ascenseur peut parfois vous envoyer par le fond.
Murat, en quelques jours de geôle, réinterprète les étapes de sa vie exceptionnelle, de son enfance gasconne aux batailles impériales, de son mariage dans l'ombre de Napoléon au palais de l'Elysée qui fut sa résidence. Murat, une vie d'action, de hauts et de bas, des brutalités de sa répression en Espagne (Goya) aux rêves d'unité italienne. En quelques sorte un précurseur même si cela tourna court. Joachim Murat, roi de Naples périt sous les balles des Bourbon, jugement pour le moins expéditif.
Roi par effraction, à lire comme un feuilleton de cape et d'épée, chevauchées et intrigues, trahisons et ingratitudes, une Europe à feu et à sang, et l'extraordinaire destin d'un gamin d'un village du Quercy. L'Aigle déchu dans son île hors du monde avait au moins permis ceci. Il arrive que les aigles ressemblent aux vautours.
Cinecitta par la petite lucarne
La couverture du roman de Thilde Barboni nous vient de Belgique. Les enfants de Cinecitta évoque les romans-photos de la fin des années soixante, si courus en Italie. A remettre dans le contexte comme toujours. Mais il faut bien le dire, et Babelio, qui abrite depuis longtemps nombre de mes chroniques, n'y est pour rien, ce roman très fleur bleue n'offre guère plus d'intérêt. Bref pitch. Le roman raconte l'ascension d'un jeune paysan de la campagne romaine vers 1960. Il deviendra un des maîtres du western-spaghetti. Mais attention, pas un Sergio Leone. Non, un modeste réalisateur de séries B, voire de séries Z. Le livre est d'ailleurs dédié à Enzo Barboni (coïncidence de patronyme) alias E.B. Clucher metteur en scène des Trinita avec Mario Girotti et Carlo Pedersoli, c'est à dire Teernce Hill et Bud Spencer.
C'est l'unique bonne idée de ce roman, mettre en scène des tacherons plutôt que des maîtres du Septième Art. Le propos est modeste et les clichés vont bon train. Du producteur tonitruant à l'amie d'enfance devenue star à Hollywood rien ne surprendra dans cette bluette que l'italocinéphile que je suis aura souhaité découvrir. De toute évidence pour l'hommage à Cinecitta replonger dans ma DVDthèque eût été plus profitable.
A court d'argument pour cette chronique qui tient plus du court métrage que du film fleuve je remercie une fois de plus Babelio. Che vergogna de m'être ainsi fourvoyé. 😊Et pour les films, s'il vous faut vénérer, les trois Sergio sont la référence, Leone, Corbucci, Sollima.
Soucis siciliens sourcilleux
De Taormine nous ne verrons rien, ni les îlots ni le légendaire théâtre. A peine un hôtel et un garage. L'hôtel est de luxe. Le garage douteux quant à ses tarifs. Melvil et Luisa, couple au bord de la rupture, tente une escapade ultime, comme si ça marchait, ce truc là, pour repartir à zéro. Exit donc la délicieuse Taormine, bon souvenir qui s'éloigne en ce qui me concerne. Taormine ne fait pas 140 pages, en courts chapitres. Trois quarts d'heure suffisent à l'excursion.
Melvil est antipathique, et Luisa guère moins. Mais nous on n'est pas comme eux. Je n'avais jamais lu Yves Ravey. J'ai seulement lu qu'on évoquait à son sujet Simenon, les hard-boiled américains, voire Modiano. Une écriture sèche, sobre et behavioriste (ça fait cuistre ça, non?). Bref, c'est le cas de le dire, Taormine ne laisse guère place aux sentiments, mais l'absence totale d'émotion rend très efficace cette espèce de mini thriller autour de la lâcheté. Et ce qui fonctionne c'est qu'on se dit, c'est un peu l'objectif: Qu'aurais-je fait, moi, en ces circonstances?
Mais au fait, qu'a-t-il fait? Et surtout que n'a-t-il pas fait? Délit de fuite, enfin, disons qu'il n'a pas daigné vérifier l'objet non identifié qu'il a percuté violemment avec sa voiture de location à la sortie de l'aéroport de Catane. Tout le roman ne sera que l'itinéraire et le séjour du couple en perdition. C'est peu dire qu'entre petits arrangements avec les mécaniciens et serveurs d'hôtel, visites touristiques avortées vu l'ambiance, et querelles incessantes entre Melvil, homme sans qualités et Luisa qui peine à sortir de sa pusillanimité, ces deux voyageurs ne pensent bientôt plus qu'à échapper à leur éventuelle responsabilté.
Petits trafics sans importance avec les autochtones que leur carte de crédit intéresse en priorité, tractations de minables à minables, bien veule l'humanité au pays du Guépard. On passe pas mal de temps en et autour de la voiture, une caisse de passage moche et étriquée où ils resteront quand même une nuit entière. Bienvenue chez les mesquins presque assassins. Laideur et bassesse que les beautés d'Agrigente ou Syracuse n'occultent pas. Mais un très bon roman, sec et à l'essentiel.
Une chose est claire? Luisa, ai-je repris. On aurait eu tort de revenir sur nos pas. Si je t'avais écoutée, on aurait fait demi-tour. C'est bien ça que tu voulais, non? faire demi-tour? à toute force, retourner au snack-bar? Tu te souviens que j'ai laissé le dépliant de l'hôtel sur la table...Et alors, Melvil, qu'est-ce que ça change qu'on l'ait oublié, ton dépliant? Qu'est-ce que j'en ai à faire de ce truc...? J'ai repris: Et toi, Luisa? Tu te vois entrer dans le bar à ce moment-là? Tu ne comprends vraiment pas! Imagine, on vient de percuter un obstacle, et toi tu débarques là au milieu...? non...? franchement? Tu te serais jetée dans la gueule du loup.
Le nom de famille qu' a choisi Yves Ravey pour son couple, et ça n'étonnera personne...Hammett. Et l'avis favorable de Dasola Taormine - Yves Ravey
Pas pour moi
Quand j'ai vu les propositions de Masse Critique, grazie, je me suis précipité, cinéphile particulièrement italianophile, sur Le Pigeon de Mario Monicelli. Ce film est un joyau de la comédie italienne des belles années (1959). Cette chronique sera différente de toutes les autres. En effet l'étude de Loig Le Bihan est sérieuse mais ô combien précise, technique, professionnelle. Et pour tout dire absconse. Et ne s'adresse qu'à quelques personnes suffisamment compétentes en théories du septième art. Or, si je suis un grand amateur du cinéma italien, je suis en deça de ce cénacle. J'ai beau avoir vu beaucoup de films néoréalistes ou de comédies italiennes, j'ai beau avoir une grande affection pour les Monicelli, Comencini, Germi, Scola et autres Risi à qui je dois tant de bons moments, je me sens incapable de donner un avis autre qu'indicatif sur cet essai très savant.
Quelques ligne seront, je crois, assez explicites. Enfin explicites, c'est une façon de parler. Attention, ça va commencer. J'ai respecté parenthèses et guillemets.
De nombreux films de fiction "problématisent"leur intention ("sémantique" au sens de Levinson) lorsqu'ils endossent une dimension discursive, voire allégorique, plus ou moins manifeste ou lorsqu'ils adoptent une forme, si ce n'est radicalement ouverte (Eco), du moins suffisamment" indéterminée" (Iser) pour inciter à un questionnement en ces termes. Ils structurent une intentionnalité qui, même à l'oeuvre, témoigne de diverses stratégies sémiotiques. ☹
Ou Or la frustration que cette longue scène atténuée peut induire renforcera un sentiment dilatoire, voire digressif. On sait que la digression s'identifie à partir des éléments caractéristiques que sont le rapport d'extériorité et de superfluité de son contenu vis-à-vis du sujet e l'oeuvre et, du point de vue formel, des marques qui en signalent les seuils. 😩
Qu'allais-je donc faire dans cette galère? Bon, admettons que quelques passages de cet essai sont tout de même lisibles. L'analyse de la géoscénie romaine, les héritages que la comédie italienne a tirés des peintures "grotesques" de la Renaissance, et ceux de la comedia dell'arte, les stéréotypes régionaux de la picaresque distribution du film, tout cela est accessible. Mais l'essai pour happy few, plus few que happy à mon sens, présente un avantage formidable. Il donne envie de revoir Le pigeon de Mario Monicelli. Ce que je vais faire ce soir.
Bolognese
Le côté enquête, polar proprement dit, d'Une affaire italienne n'est pas le plus intéressant. C'est souvent le cas. Un policier plus vraiment policier, 1952-1953, dans la belle ville de Bologne, Bologne la rouge, bastion du PCI des belles années, aux sympathies souvent prosoviétiques. Bologne qui n'aime ni les fonctionnaires romains ni les businessmen milanais. De Luca fut un bon flic, mais durant le régime fasciste. Sur la touche il officie très officieusement. L'affaire de départ, la jolie veuve d'un professeur d'université, retrouvée massacrée dans sa baignoire, peu après la mort accidentelle de son mari.
De Luca et son chaperon un peu plus officiel, le jeune Giannino, vont se trouver au coeur d'une affaire, certes italienne, mais surtout émilienne, dans laquelle grenouillent des agents russes, des flics du cru, des musiciens de jazz. Le chapelet des morts violentes s'égrène et on a un peu de mal à s'y retrouver. Le plus réussi dans Une affaire italienne c'est un petit matin gris en période de Noël dans le froid d'Emile-Romagne. C'est Stormy Weather chanté par la belle Claudia, dite Faccetta Nera, la Lena Horne bolonaise, un peu d'Ethiopie dans cette Italie nordique. Elle est un peu obligée de chanter quelques roucoulades, et Bella Ciao. Mais la musique n'adoucit pas toujours les moeurs et Claudia n'est pas une oie blanche.
De Luca était apparu il y a vingt ans dans une série de trois ouvrages dont Via delle Oche. Carlo Lucarelli l'a laissé mijoter un bon moment et le réactive donc dans cet excellent thriller giallo, dans une Italie au début de sa renaissance où essaient de se recycler, comme dans toute après-guerre, quelques personnages au passé peu reluisant. Dame, il faut tenter de rebondir. Un cousin transalpin du Bernie Gunther de Philip Kerr en quelque sorte. Bologne est une ville où j'ai passé quelques jours il y a quelques années et j'ai eu plaisir à en arpenter les portiques sur les traces de De Luca alias l'Ingeniore Morandi.
Au bonheur des loups
La montagne à nouveau avec son chantre magnifique, Paolo Cognetti après Le garçon sauvage et Les huit montagnes. La félicité du loup, quel joli titre, est un enchantement, une ode, un hymne à ces Alpes que l'auteur connait si bien. Particulièrement ce Val d'Aoste, presque autant français qu'italien. Premier de cordée, Cognetti met en scène un écrivain quadra, c'est sa génération, en panne d'inspiration mais en plein divorce, qu vit en partie à Milan, en partie dans ses chères montagnes. Fausto, à l'évidence Paolo, s'est provisoirement reconverti cuisinier du Festin de Babette, modeste restaurant du village de Fontana Fredda. Il y fait la connaissance de Silvia, libraire plus ou moins en rupture, qui officie comme serveuse.
L'histoire d'amour est simple, c'est même une histoire sans histoire. Cela durera au moins l'hiver et le début du printemps. Puis, paisibles tous deux, Fausto devrait rejoindre Milan et Silvia grimper vers les glaciers. Répondront-ils à l'appel de l'automne? Ce n'est pas le sujet de ce beau roman. On croise des modestes, souvent chez Cognetti. Santorso, Saint Ours, aisteur dameur garde-forestier, un taiseux, à peine bonjour ni merci, mais qui répond présent et connait la montagne mieux que les chamois. Pourtant celle-ci ne lui fait pas de cadeaux.
Pasang, un Népalais, ses quelques mots d'italien, venu comme guide, un roc, qui n'oublie pas son pays qu'il rejoint en fin de saison. Babette la patronne, confiante et libre, heureuse ici, mais qui partira. Fontana Fredda se bat pour exister avec foi et courage. Une vie en altitude doit être possible, respectant nature et saisons. Pas de nostalgie malsaine dans La félicité du loup, mais la conviction que l'homme y a toute sa place.
Dans cette élégie aux Alpes italiennes (bien sûr, Mario Rigoni Stern y est cité, Dino Buzzati, on y pense en voisin), Hokusai,le génial peintre japonais, le vieillard fou de dessin, le rêveur du Fuji, est joliment convoqué. Et le paysage, mieux, le "pays" nous offre ce qu'il a de plus somptueux, ruisseaux, arbres, oiseaux, ruminants et, le loup probablement. Minéral, végétal, animal, que les règnes arrivent et vous enivrent.
Entre le chien et le loup, entre le crépuscule et la nuit les petits coqs de bruyère sortaient pour en découdre, ils y allaient à coup de pattes, de bec, d'ailes, tout ce qu'ils avaient pour combattre, et leur fureur était telle en ce début de saison des amours qu'ils pouvaient ignorer un engin chenillé...Santorso observa les beaux sourcils rouges des deux coqs, leur plumage gonflé pour intimider l'adversaire. Dns un coin les femelles aussi attendaient de connaître le vainqueur. Neige ou pas neige, ce moment avait toujours marqué pour lui le début du printemps.
Fausto avait lu quelque part que les arbres, contrairement aux animaux, ne pouvaient chercher la félicité autre part. Un arbre vivait là où sa graine était tombée, et pour être heureux, il devait faire avec. Ses problèmes il les résolvait sur place, s'il en était capable, et s'il ne létait pas il mourait. La félicité des ruminants, en revanche, suivait l'herbe, à Fontana Fredda c'était une vérité manifeste: mars au bas de la vallée, mai dans les pâturages des mille mètres, août dans les alpages aux alentours de deux mille, puis de nouveau en bas pour la félicité en demi-teinte de l'automne, la seconde modeste floraison. Le loup obéissait à un instinct moins compréhensible. Santorso lui avait raconté qu'on ne comprenait pas très bien pourquoi il se déplaçait, l'origine de son intranquillité.Il arrivait dans une vallée, y trouvait peut-être du gibier à foison, pourtant quelque chose l'empêchait de devenir sédentaire, et tôt ou tard il laissait tous ces cadeaux du ciel et s'en allait chercher la félicité ailleurs. Toujours par de nouvelles forêts, toujours derrière la prochaine crête, après l'odeur d'une femelle ou le hurlement d'une horde ou rien d'aussi évident, emportant dans sa course le chant d'un monde plus jeune, comme l'écrivait Jack London.
Mais c'est en entier qu'il faut tenter de percer La felicità del lupo.🐺
Monica
Parmi les femmes de ma vie cinéphile... J'ai jadis écrit sur la tétralogie L'Avventura, La notte, L'éclipse, Le désert rouge. Admirables. Et donné une conférence sur le cinéaste Antonioni et son actrice. C'était une série (Sternberg/Dietrich, Rossellini/Bergman, Bergman/Ullmann, Cassavetes/Rowlands, Allen/Keaton, Almodovar/Maura). Je crois que Monica reste la plus inoubliable.
Milano, il viaggio
La Milan d'Alessandro Robecchi n'est pas la ville de la mode, même pas celle du foot. Et le si blanc Duomo, splendeur gothique, mon dernier voyage à ce jour, n'y est jamais cité. Ceci n'est pas une chanson d'amour, certes non, car les cadavres s'y ramassent à la pelle, les baffes et les pruneaux aussi. Mais la ballade milanaise, sorte de Bas-fonds Tour, parkings, banlieues, campements, squats, ne manque pas de charme. Le fonctionnement de cette enquête repose sur trois duos, pas tous des parangons de vertu, qui recherchent les mêmes méchants, très.
Deux tueurs, qui font bien leur métier, pudiquement nommés le blond et l'associé, qu'on croirait sortis d'un film de Lautner. Deux gitans, j'allais dire qui font bien leur métier mais c'est un peu délicat. Et Carlo, producteur télé d'émissions de haute noblesse, ça s'appelle Crazy Love, vous voyez le genre, et son assistante Nadia. Ces trois tandems enquêtent en Lombardie sur plusieurs meurtres un peu compliqués. Bon, je vous la fais courte. Comme dans beaucoup de polars je n'ai pas tout compris des interactions entre les victimes et les assassins, parfois interchangeables. Des amis de Goebbels, un groupe rock nommé Zyklon B., etc...On s'en fiche comme de notre première escalope milanaise. Mais quelle chouette ambiance, presque parodique et surtout, surtout, souvent très drôle.
Dans un style assez cinématographique et rythmé, les dialogues pourraient être signé Michele Audiardo, et donnent tout leur sel à ce périple dans les arcanes, les entrailles plutôt de la capitale économique de l'Italie. Amateurs de Rome ou Naples, ce n'est pas pour vous et question couleur locale c'est nero su tutti i piani. A propos de Ceci n'est pas une chanson d'amour le Corriere della Sera cite Giorgio Scerbanenco, polariste italien que je révère, auteur entre autres de Les Milanais tuent le samedi ou A tous les rateliers. Pas faux même si Alessandro Robecchi lorgne presque sur le pastiche. Bon, je vous laisse à quelques aphorismes. Presque poétiques parfois. Surtout si l'on trouve que Lüger et parabellum riment bien avec Glock 17 et Smith & Wesson. Rendez-vous à la trattoria, entre la friche industrielle et le squat 38.
On dit qu'ici, entre Milano Centrale, le viale Brianza et la via Soperga, une fois, en 1924 après l'assassinat de Matteotti, un homme a trouvé une place pour se garer.
Carlo écoute et mange lentement. Il ne se rapelle pas précisément quel jour Dieu créa les gambas, avant l'homme mais après les étoiles, il croit, il pense, oui, bref, il devait péter la forme.
Ils sortent de l'autoroute et tournent à gauche, vers l'aéroport Malpensa. Le grand aéroport de Milan qui se trouve à Varèse, celui qui aurait dû devenir le hub italien, puis une usine à salaires pour cadres, puis le dernier bastion de sécessionnistes maîtres chez eux, qui est à présent le terrain de pétanque le plus long du monde.
J'allais oublier Bob Dylan, victime collatérale, enfin le poster de Bob Dylan, dont Carlo est un admirateur et qui a pris une fameuse bastos à sa place dans son appartement. Bob passera tout le bouquin avec un joli trou entre les deux yeux. Ses chansons ponctuent ainsi Ceci n'est pas une chanson d'amour. Parfaitement incongrues dans le contexte, c'est évidemment délicieux.
Que tout change pour que rien ne change
Scènes de la vie quotidienne de Mimmo et Cristofaro, Palerme, Sicile, une Palerme contemporaine, pas celle de Don Corleone. Borgo Vecchio, le vieux bourg, quartier pauvre, c'est peu dire. Les deux enfants y traînent beaucoup, l'un battu par son père, l'autre se consumant pour Celeste, fille de Carmela. Celeste est souvent sur son balcon tandis que sa mère reçoit des hommes, c'est son métier qu'elle exerce consciencieusement sous le regard de la Vierge au manteau. Mais il y a un héros, Toto, un peu Robin des Bois d'une métropole sicilienne archaïque. Borgo Vecchio pourrait friser voire respirer le misérabilisme. C'est sans compter la verve et le punch de l'écriture de Giosuè Calaciura.
Car Borgo Vecchio est un roman délicieux, bref, c'est souvent une qualité, mais qui explore l'humanité palermitaine avec la tendresse d'un film néoréaliste (à cette référence ceux qui me lisent depuis longtemps savent que je fonds), l'humour en plus, un peu désespéré, l'humour. Souvent brutal, le propos de l'auteur ne s'embarrasse pas d'un exotisme rédempteur, ni de facilités descriptives. Mais qu'est-ce qu'on les aime ces figures d'un Mezzogiorno toujours englué dans une misère endémique et une délinquance précoce inextinguible. Carmela, la sainte putain, la petite Celeste, rêveuse et décidée. Mimmo, relativement privilégié et Cristofaro, dans cette chronique d'un martyre annoncé, et Nana, cheval de son état, à la fois déifié pour ses performances en course et maltraité comme une bête de somme.
De belles et longues phrases, d'une grande poésie, traversent, fulgurantes, ce Borgo Vecchio, sorte de chorégraphie de rêves et de violence, parfois drôles, avec par exemple le curé, receleur au tabernacle, souvent émouvantes, je pense à l'ode au pain et aux scènes de marché. A ce beau ballet ne manque même pas la trajectoire fantastique d'une balle dans la cité sur les traces de Toto. Du grand baroque, de l'opéra, grandiose et pouilleux. Un déluge d'images, envoûtant, ce déluge étant à prendre au sens propre durant tout le troisième chapitre, impressionnante symphonie pour navires en folie et flux punitif sur le peuple des ruelles.
Aux premières lumières du jour, on découvrit que la mer avait brisé toutes les digues et avait pénétré dans la ville par la porte du Quartier. Il régnait un calme de déluge universel. Ceux qui dormaient encore furent réveillés par les sirènes des bateaux qui ne trouvaient plus le port et s'enfonçaient versl'intérieur car ils voyaient encore de la mer à l'horizon alors que les instruments indiquaient la fin de la navigation.
La Sicile a ses grands, très grands romanciers. Le Lampedusa du Guépard, le Sciascia des pamphlets politiques,le Pirandello des Nouvelles Sicilennes, et aussi Brancati (Le bel Antonio), Vittorini, Camilleri et son commissaire Montalbano. De toute évidence Giosuè Calaciura, né en 1960 à Palerme, ne dépare pas.