Chancelant sous les critiques si élogieuses et si nombreuses sur les blogs je me suis attelé à la roulotte du Garçon. En même temps que Valentyne, (La jument verte de Val) une compagne idéale pour ce voyage. Venant après des dithyrambes mon éloge sera un peu moins vibrant mais quand même, quel bouquin! Un flux torrentiel, lit-on parfois, mais un flux qui charrie des images magnifiques d'un bout à l'autre, poétiques, horrifiques parfois puisque Le garçon est aussi un roman sur la Grande Guerre. Parti de rien, puis cahotant avec un lutteur de foire, un hongre tout de sobriété et de cran, le garçon, qui restera sans identité, voyageur sans bagage, le garçon, donc, nous ne le lâcherons plus tant son histoire nous passionne. De champ de foire en marché, du sud au nord, le garçon finira par faire connaissance d'Emma. La passion sera torrentielle et nous vaudra de longues pages (un peu trop) et un enfer (les livres interdits) sur cet amour tant spirituel que charnel. Mais mutique restera le garçon dans identité et sans voix.
Extraordinairement écrit et très entraînant (j'aime bien cet adjectif pour un roman qui vous prend et vous emmène) Le garçon me semble idéal et tellement romanesque au bon sens du terme, jouant sur tous les tableaux et les émotions. Il y a dans ce livre du Sans famille, du Paul et Virginie, des réminiscences d'apprentissage, une belle leçon de vie. Et des instants de grâce, musique, érotisme, nature. Marcus Malte entretient avec la musique un rapport à la fois sacré et charnel. On le savait déjà mais là nous sommes dans la symphonie avec choeurs et orchestre sans être jamais noyés. Secoués, meurtris, bouleversés, oui. Nombre de blogs sont revenus sur Le garçon et en parlent souvent avec fougue et talent. Me précipitant sur l'occasion, je n'en citerai qu'un qui ne vous surprendra pas, Les lectures d'Asphodèle, ici .
C'est Dermot Bolger qui parle de machine infernale à propos des années du Tigre Celtique, où les Irlandais se sont crus les maîtres du monde. Ensemble séparés ce n'est pas l'Irlande des pubs et des banjos et du rugby même si l'on y boit pas mal. L'auteur y démontre les mécanismes du profit de ces quelques mois où Erin s'est prise pour Wall Street et Las Vegas en même temps. Soit deux couples à Dublin, des voisins, Chris et Alice, remise mentement d'un grave accident, Ronan et Kim, sa seconde épouse jeune et philippine. 2007, selon un processus que je n'ai pas très bien compris, étant une buse en économie, les deux hommes tentent de s'enrichir dans l'immobilier. En ce temps là en quelques semaines se bâtissaient des fortunes sur les rives de ma chère Liffey. Voisins, amis, rivaux, ennemis, Chris et Ronan sont tout cela à la fois. C'est l'un des atouts de ce très bon roman de suivre ce rapport entre deux hommes qui ne se sont jamais vraiment quittés.
Tanglewood (titre original) est passionnant bien qu'un peu laborieux dans le premier tiers, avec ses précisions sur la situation financière de l'ancienne lanterne rouge de l'Europe, promue du jour au lendemain tête d'affiche. Mais après quel régal. Dermot Bolger brasse avec bonheur les intimités des deux couples, et les brutalités sociales qui voient s'opposer winners et losers, les winners d'un soir ruinables dès la semaine suivante. Et le romancier dépeint aussi sans démagogie ni misérabilisme cette population ex-yougoslave qui trime sur les chantiers de la nouvelle Irlande, et notamment dans le jardin commun de Chris et Ronan. Vers la fin du livre Bolger revient sur la Yougoslavie post-Tito et les guerres fratricides qui jetèrent sur les routes de l'exil tant d'amis ayant choisi des camps différents, emportant à l'Ouest, par exemple à Dublin, rudes souvenirs et lourdes rancoeurs.
Je suis admiratif de tant de livres irlandais que je vais me répéter. Quatre millions d'Irlandais et de si beaux textes. A croire que famine, omniprésence d'un catholicisme longtemps terrible, encombrant voisinage britannique, violences civiles un siècle durant, et pubs embierrés forment pour la littérature un coktail idéal. Je pense souvent ça aussi pour Israel et l'Afrique du Sud. Les deux titres, c'est assez exceptionnel, sont très beaux. Tanglewood insistant sur le côté embrouillé, tangle, de cette spéculation immobilière. Et Ensemble séparés pour la complexité et l'imbroglio qui enrichirent certains et ruinèrent d'autres, ou parfois les mêmes. Bref je vous invite, mitoyens que vous serez chez Chris et Ronan pendant 366 pages, à partager ce très beau roman qui en dit long sur l'Irlande, sur quelques Irlandais, sur les hommes en général et sur notre siècle compliqué où éclatent parfois des bulles meurtrières à leur façon.
Pour la troisième fois j'explore le bel univers de Yoko Ogawa (Les abeilles, La formule préférée du professeur) avec Les lectures des otages, recueil de neuf textes, mais à l'intérieur d'un récit unique. Je m'explique. Lors d'une prise d'otages étrangers, on n'en saura pas plus, une ONG parvient à introduire un enregistreur. Opération réussie, les huit otages vont tour à tour prendre la parole et parler de toute autre chose que de leur situation. Il y aura un neuvième témoignage, celui du soldat de la brigade anti-terroriste. On apprend très vite que les otages n'ont pas survécu mais là n'est pas le propos de cette fine auteure qu'est Yoko Ogawa. Tout cela n'est qu'un prétexte pour que chacun des prisonniers évoque un souvenir, ce qui permet d'évoquer avec finesse (mais ça on le sait très vite en lisant n'importe quel texte même court d'Ogawa, même la toute première fois) différentes situations selon les protagonistes. Quelques exemples.
Une femme voit sa vie bouleversée à la vue d'un jeune homme dans le train transportant un objet très long dans sa housse, qui s'avère être un javelot. Le suivant elle découvre un stade vétuste et s'éblouit de la grâce du geste de l'athlète. C'est tout, et, croyez-moi, c'est beaucoup sous les doigts de Yoko Ogawa, experte en émois. (Le jeune homme lanceur de javelot).
Un futur écrivain, dans La salle de propos informels B, raconte comment jadis il est entré par hasard dans une salle d'un bâtiment public. Cet endroit bien anodin se révèle un espace de curiosité, de liberté, où s'expriment des groupes farfelus sans trop de soucis de logique ou de raison. Il y en a qui veulent sauver une langue qu'ils sont seuls à parler. Et aussi les amateurs de toiles d'araignée, le syndicat des recherches sur le jeûne, l'amicale des dessinateurs d'animaux imaginaires, et mon favori, l'assemblée de ceux qui écrivent Shakespeare sur des grains de riz. Fantaisie, surréalisme et humilité, sous la belle plume de Yoko.
Le loir hibernant nous est conté par un ophtalmo, peluche dépareillée et assez laide parmi les autres, tout aussi laides, proposées dans la rue sur un simple drap par un vieil homme noueux et décharné. La particularité de ce modeste éventaire est d'exposer des effigies d'animaux plutôt pas très sympathiques, chauve-souris, blattes, scolopendres, oryctéropes...Variation sur la différence et l'empathie, imagination stimulée. Ca vous dirait, une peluche de paramécie dont vous pourriez caresser les cils vibratiles?
Tous les textes des Lectures des otages sont à cette image, très originaux et inattendus. Je crois que Madame Yoko Ogawa va rejoindre ma cohorte d'écrivains favoris. Il y en a un pour qui c'est chose faite depuis longtemps, c'est notre ami Le Bison. La Lecture des Otages [Yoko Ogawa]
Ce trimestre, Valentyne Si le grain ne meurt – André Gide et moi avons fait dans le classique contemporain. Oui, nous avons lu Gide, qu'elle n'avait que peu abordé, et moi pas du tout. Le hasard est souvent notre complice et les disponibilités des bibliothèques aussi. Ainsi ce fut Si le grain ne meurt (1920). Pourquoi pas? Il semble que ce livre ne soit pas forcément essentiel dans l'oeuvre d'André Gide, par rapport à L'immoraliste, Les faux-monnayeurs ou Les caves du Vatican. Mais personnellement je tenais à lire au moins une fois un de ces écrivains du siècle dernier, qui fut une star à sa manière, un maître à penser, le pape de la NRF. Un nom qui reste, un écrivain qu'on ne lit plus dans le métro. D'ailleurs on ne lit plus dans les transports. Gide fait dans Si le grain ne meurt le récit de ses jeunes années, austère famille protestante, enfance marquée et adolescence accablée, nerfs vulnérables. Le jeune Gide avait tout pour souffrir. Ne devait-il pas écrire "Familles, je vous hais" (Les nourritures terrestres)?
Dans cet ouvrage il revient aussi sur son séjour en Afrique du Nord, doublement formateur, puisqu'il en revint guéri et conscient de sa différence à une époque où on ne parlait pas de coming out. Très bien, mais le problème est que tout cela non seulement ne m'a ni bouleversé ni même ému. Intéressé? En fait pas vraiment. Pourtant une soirée chez des paysans d'Uzès, l'évocation de son grand-père, le pasteur Tancrède, nous fait toucher du doigt quelques séquelles des persécutions de jadis en ces terres huguenotes. Quelque chose, là, m'a interpelé. Mais comme les complexes du jeune André, ses omissions et ses ruses vis à vis des médecins, comme les rapports avec ses condisciples de collèges, lycées, comme cette affection pour sa cousine sont restées loin de moi.
Lire Gide me fut un peu comme un devoir, une besogne me privant d'autre chose. Déjà au lycée, il y a cinquante ans, nous l'igniorions. Je crois que je je vais m'y remettre. Enfin je veux dire me remettre à l'ignorer. L'ignorer sachant que l'écrivain est immense probablement. Ce n'est pas trop mon affaire. On a le droit à ses errances.
J'ai peiné sur le premier tiers du roman de Sorj Chalandon Le quatrième mur. Les faits d'armes ultra-gauchistes m'ont toujours gonflé, insupportables de prétention et donneurs de leçons. Il en est question dans la vie de Georges vers 1980. Heureusement assez vite le roman oblique vers un tout autre évènement, la situation au Liban au moment des massacres de Sabra et Chatila, septembre 82. Sorj Chalandon y était jeune reporter pour Libération. Le fil conducteur du roman est la volonté de Samuel, juif et grec, malade, metteur en scène, de présenter en plein coeur du conflit israélo-palestinien Antigone, la pièce de Jean Anouilh.
Georges son ami finit par accepter de prendre le relais et de mettre en scène cette oeuvre créée en 1944 sous l'occupation et qui recueillit des avis très contrastés à l'époque. Variation sur le pouvoir et la révolte d'après Sophocle, Samuel et Georges trouvent à Antigone une totale actualité dans cette zone du monde toujours en ébullition. Rien n'est plus compliqué que ce Proche-Orient en ces années 80 et l'idée est de trouver des interprètes de toutes les minorités de la région. Faire jouer par des acteurs des différents groupes religieux qui s'opposent dans la guerre au Liban : une palestinienne, un chrétien, un druze, un chaldéen. Très difficile de vraiment faire la part des choses, celle de la raison et des fanatismes.
Mais quoi qu'il en soit ce voyage au centre de la guerre est poignant et rarement l'enfer sur terre n'aura été si bien évoqué. Le théâtre, le quatrième mur, pour, non pas sauver, mais simplement, oui simplement, pour souffler, modestement. Chalandon ne philosophe pas longuement. Il est homme d'action. De toute façon, là-bas, on n'a pas trop de temps pour ce luxe, la réflexion.
Je n'avais lu de Stewart O'Nan que l'excellent Des anges dans la neige La neige en deuil mais me suis précipité dans ma petite librairie qui peine avant même la sortie du roman West of Sunset qui trace le portrait de Scott Fitzgerald lors de ses dernières années. Le titre déjà m'enchantait. Le mot Ouest à lui seul me fascine, couchant, crépuscule. Du coup c'est un bien joli pléonasme que West of Sunset, ou Derniers feux sur Sunset. Même les cinéphiles moyens acquiesceront sur Sunset Boulevard, qui rappelons-le, commence par un cadavre dans la piscine. Mort et luxe sur la Côte Ouest.
Paradoxalement en cette année 1937 c'est le luxe qui est bien mort pour Fitz. Loin, si loin, les triomphes du Great Gatsby, la Côte d'Azur et les palaces parisiens, la folie jazz. Même Hem l'ami rival de la Closerie des Lilas a pris ses distances. Quant à la belle Zelda, elle s'empâte et déraisonne dans un asile de Caroline du Nord. Ruiné, abruti d'alcool, Scott n'est qu'un rameau desséché incapable de payer les soins de Zelda et les études de leur fille Scottie. Prince déchu, il n'a que 40 ans.
Grandeur et décadence ou mieux, enfin pire, gloire et déchéance, resteront les étoiles contraires de Scott Fitzgerald. Et c'est bien à Hollywood la perverse qui dévore ses enfants que se jouera le dernier acte. Il y tente de se refaire une (maigre) santé financière. Pour la santé tout court sait-il qu'il est déjà tard? Vaguement engagé comme scénariste, il n'apparaîtra quasiment jamais dans les génériques. On appelle ça uncredited. Et c'est bien vrai qu'il manque de crédit, de toutes sortes de crédits. Il faut savoir que les moghols du cinéma faisaient retoucher certains films par six ou huit scénaristes différents. Faulkner ou John O'Hara n'ont guère été mieux traités. Mais vous savez tout cela si vous faites partie des nombreux Européens à entretenir la flamme et le culte fitzgeraldiens.
Stewart O'Nan chronique les dernières années de l'ancienne coqueluche jet set avec beaucoup d'humanité, bien loin de l'hagiographie. Sa liaison avec Sheilah Graham, journaliste mondaine ne lui donne pas le beau rôle. Dorothy Parker, l'écrivain Thomas Wolfe (Genius, film récent le fera peut-être un peu plus lire en France), le grand metteur en scène Mankiewicz, mon patron Humphrey Bogart nanti de sa troisième femme, il y a mieux pour la sobriété. Fitz court le cachet, mais le fric n'arrive plus et l'auteur décrit fort bien la spirale des dettes version dernier nabab. Scott, le plus fragile de cette Lost Generation, est en approche finale. Le roman est très attachant, très explicite sur le mirage hollywoodien, et sur ce grand boulevard qui mène au crépuscule. C'est un beau livre, Fitz y est ordinaire, c'est un grand compliment.
Pensant à Gstaad et Saint-Moritz, "Pourquoi le passé était-il toujours à double tranchant, ou bien la faute en était-elle au présent, si médiocre et si vide?"
A propos de sa relation avec Sheilah, vacillante, "Il avait du mal à accepter qu'ils ne soient plus un couple divertissant".Tout est dit, non?
Abus de name dropping de la part de Stewart O'Nan, diront certains. Pas faux et les surnoms, les diminutifs de la faune hollywoodienne peuvent alourdir le texte, notamment pour les "un peu moins" cinéphiles. Défaut mineur pour cette histoire d'un écrivain célébré, ignoré. Gatsby était la version Océan Atlantique, dorée mais fragile, destin tragique. Fitzgerald, les yeux vers le Pacifique, ne mourut surtout pas en pleine gloire. Un trajet américain...
Pas convaincu par le roman "arthurien" de Kazuo Ishiguro. Je n'ai pas retrouvé l'enthousiasme de Quand nous étions orphelins ni des Vestiges du jour. Loin s'en faut. Sorte de chanson de geste qui conte le voyage d'un vieux couple à la recherche d'un fils, avec la participation de Gauvain, compagnon d'Arthur devenu vieux et d'un dragon peu spectaculaire, Le géant enfoui est déjà enfoui dans ma mémoire, pourtant lu il y a deux mois à peine.
J'ai des souvenirs plus précis de Wild Idea, l'histoire bien connue et plus ou moins recyclée déjà des fameux bisons réintroduits par Dan O'Brien quelque part au Dakota. J'aime bien cet auteur mais on connait maintenant son combat. L'ayant pas mal lu, Rites d'automne, Brendan Prairie, Au coeur du pays, L'esprit des collines, toujours avec intérêt, j'y trouve aujourd'hui une certaine redondance qui ne remet pas en cause les qualités littéraires de Dan O'Brien. Mais je crois avoir compris. A l'évidence, maintenant que le temps presse un peu, j'ai envie d'oeuvres un peu plus significatives à mon coeur.
Dans un bon bouquin autrichien, Le tabac Tresniek, Robert Seethaler raconte simplement l'arrivée dans la grande ville, Vienne, de Frantz, jeune campagnard, naïf mais qui n'entend pas le rester. L'histoire, en 1937, dans la capitale autrichienne, murmure puis vrombit puis hurle. Une librairie et des gens qui n'aiment ni les livres ni les libraires, Frantz fera ainsi son éducation. Deux autres éducations aussi, au Prater en foire, plus coquine, et et à fumer le cigare en compagnie d'un étrange vieux monsieur barbu et très souffrant qui l'écoute, mais alors qui l'écoute, avant sa partance pour Londres, allez savoir pourquoi. Ce roman d'apprentissage, modeste et discret, m'a nettement plus intéressé que les dernières livraisons des stars ci-dessus, anglaise et américaine.
Jolie rentrée ciné sous le signe de la littérature avec Stefan Zweig Adieu l'Europe et une audience très satisfaisante pour ce film de l'Allemande Maria Schrader. Encourageant. L'ami Princecranoir en parle très bien, ce qui n'est pas pour me surprendre. Stefan ZWEIG, adieu l'EUROPE
Pas question ici d'un biopic de 3h30 sur le poète essayiste biographe romancier et c'est tant mieux, ce genre de films étant indigeste. C'est le thème de l'exil doublé d'une interrogation sur l'engagement de l'intellectuel, terme d'ailleurs récusé par Zweig, qui intéresse la réalisatrice. De 36 à 42 six épisodes de la vie de Zweig et de son épouse Lotte, allant d'un premier accueil sud-américain où le PEN CLUB souhaite un engagement plus clair quant à l'Allemagne jusqu'à la tragédie de Petropolis, Brésil, deux corps sans vie découverts par la caméra presque subrepticement, reflet dans la glace d'une armoire.
Zweig est une icône, une star des médias de l'époque. On le veut partout sur ce continent sud-américain. Lui, qui a déjà beaucoup voyagé en Europe et en Asie, a posé ses valises à Londres avant d'aller plus loin. Mais, sollicité de toutes parts, l'homme Zweig est fatigué, déprimé malgré la présence de Lotte et l'amitié jamais démentie de sa première épouse Fritzi. Le désespoir, les pulsions suicidaires qui ont parcouru tant de ses nouvelles rôdent. La mort était souvent viennoise dans cette belle littérature de la Mitteleuropa.Il est juste de dire que le Zweig qui arrive dans le Nouveau Monde est déjà une victime du conflit imminent, d'où le très beau titre français Adieu l'Europe car cette Europe qui fut celle de ce grand Paneuropéen, cette Europe est en voie de disparition. Son autobiographie, publiée après sa mort, s'appellera d'ailleurs Le monde d'hier.
Ces années sud-américaines, malgré son enthousiasme un brin exagéré pour le Brésil, terre d'avenir, ne lui apporteront pas la sérénité. Les critiques pour sa relative tiédeur, si faciles, les critiques, les multiples engagements mi littéraires mi mondains l'usent, New York, qui espère un moment l'accueillir, se révèle irritante et conformiste. Que sont ses amis devenus? L'espoir un instant caressé d'une guérison du monde, ponctué de ses innombrables lettres et interventions, n'empêchera pas l'inéluctable.
Stefan Zweig Adieu l'Europe est un film magnifique, nanti de deux plans-séquences, prologue et épilogues, d'une fluidité superbe. Et l'acteur autrichien Josef Hader impressionne par sa retenue, ses silences et ses regards. Comme ça peut être beau le cinéma. J'étais vraiment heureux, ce soir là, d'avoir pu aider à voir ce film. Tout autant je crois que les spectateurs qui ont largement témoigné de leur enthousiasme. Nous avons dans notre ville beaucoup de chance quant à la programmation. J'en remercie, avec d'autres, les responsables du CinéQuai.
Les nouvelles de Dorothy Parker sont d'une précision entomologique. Et ses personnages ne sont pas loin d'être des insectes s'agitant dans leur microcosmos souvent newyorkais comme en un bocal, mais un bocal upper class (quelques exceptions cependant). Seize nouvelles dans le recueil La vie à deux, et autant de joyaux ironiques , facétieux même et pourtant graves sur le thème fameux de l'incommunicabilité des couples. Comme toujours pour les nouvelles je n'en évoquerai que quelques-unes, chacune ayant son charme, étonnant alors que l'idée semble presque identique.
La dernière, Les bonnes amies, met en scène une femme rendant visite à une de ses amies, malade ou dépressive. Poussant à l'extrême, Parker ne donne en fait la parole qu'à la visiteuse en un ahurissant monologue puisque, toute à sa prévenance et à sa "compréhension" elle ne laisse jamais à l'autre, l"assistée" le temps de dire un mot. C'en est presque désopilant, tragi-comique... et très facilement transposable à...vous ou moi.
Sentimentalité se passe dans un taxi où une femme pleure les heures enfuies, se remémorant les lieux de la ville témoins de son bonheur. Toute à son chagrin elle confond les rues... Le coup de téléphone, est un minidrame, une femme attend, attend, attend... Le téléphone, damné objet du quotidien (que dirait Dorothy Parker de ce que ce truc est devenu, parfois génial et plus souvent odieux), ne sonne pas. La femme attend, attend... Ces petits dialogues entre époux, ou ces absences de dialogues Le calme avant la tempête, sinistres objets du quotidien
Tristesse de Vêtir ceux qui sont nus ou Le petit Curtis, un autre monde, prolétaire et parfois noir de peau. J n'attendais pas Miss Parker sur ces rivages, très sobres et très prenants. Plus variées que je ne l'imaginais , les vignettes littéraires de La vie à deux sont une vraie réussite.
Amos Oz est dans ma galerie. J'étais donc emballé par le choix de Babelio, commenter Judas, le dernier roman de l'écrivain israélien. Pas déçu. Trois personnages à Jérusalem, 1959. Shmuel Asch, 23 ans, est embauché pour tenir compagnie et faire la lecture et la conversation à Gershom Wald, septuagénaire invalide, fantasque, un intellectuel jadis engagé dans le sionisme. Dans la même maison vit Atalia Abranavel, 45 ans, veuve et bru de Wald. Shmuel a abandonné ses études prometteuses, ses parents ruinés. Il va ainsi entrer dans l'intimité des deux autres. Sur fond d'histoire si spéciale d'Israel, état qui en 59 n'a encore que douze ans d'âge, dirigé par David Ben Gourion, figure légendaire du sionisme.
Un peu comme assigné à résidence, Shmuel écoute longuement Gershom parler, et parler encore, du passé, de la Palsetine, des Anglais, de l'état hébreu. Ce n'est même plus pérorer, c'est aussi tourner en rond, et le jeune homme ne tarde pas à faire la même chose, membre du défunt Cercle du Renouveau Socialiste, six personnes dans l'arrière-salle d'un café de Jérusalem. Leurs points de vue sont certes assez dissemblables mais un point leur est commun, le dialogue sur l'essence même d'Israel. On peut perdre un peu pied si on ne maîtrise pas bien les différents éléments historiques ayant abouti à la création du pays. Alors Amos Oz, habilement, nous emporte bien plus loin dans le temps, et évoque la figure si mal connue de Judas Iscariote devenu le symbole même de la trahison. La vérité serait autrement complexe. Et Judas apparait presque comme le plus proche du Christ, le plus lettré, qui n'avait nul besoin de trente deniers et qui devait permettre par son baiser l'accomplissement.
Judas est un livre qui m'a passionné bien que truffé parfois de références qui m'ont échappé. Mais j'aime beaucoup la littérature de ce pays si différent et Amos Oz en est l'un des fleurons. Ainsi je me suis attaché à ce trio complexe de trois générations, chacune ayant sur le pays sa propre conception, toujours douloureuse. Shmuel, Gershom et Atalia, trois figures d'Israel, pays qui parmi tant de soubresauts, entre sécurité et paranoia, nous propose une littérature souvent d'une grande profondeur. Merci à Babelio, ce fut pour moi un grand cru.
Déjà chroniqué ici, d'Amos Oz, Scènes de vie villageoise, Entre amis, L'histoire commence, Une panthère dans la cave. Autres avis sur Judas Judas - Amos Oz (A sauts et à gambades) et Judas - Amos Oz (rentrée 08-2016) (Sylire).
Retour à Malagar avec le bon choix Babelio de cette session. Retour à la case Mauriac, Mauriac que je n'ai pas beaucoup lu d'ailleurs. Il faudrait prendre le temps, il faudrait. En attendant Claude Froidmont, professeur de lettres girondin, nous propose un curieux objet, nommé roman, plutôt une variation, une errance, un peu une dévotion aussi au domaine du grand écrivain (lui écrit grantécrivain), ce fameux domaine de Malagar où le Nobel écrivit une partie de son oeuvre. Quand on entre Chez Mauriac à Malagar on entre dans une église en quelque sorte ou l'hôte Froidmont, sous la forme plus ou moins fictive d'un jeune homme, Liégeois, fils d'un socialiste, athée plutôt prolo, se retrouve dans la grande maison girondine où il est amené à faire visiter le musée consacré à l'auteur de Thérèse Desqueyroux.
Froidmont complique un peu inutilement à mon avis la situation en introduisant la figure tutélaire de l'un de ses maîtres, Henri Guillemin, HG, qui connut si bien tant d'écrivains. Mais Chez Mauriac à Malagar, pour moi qui connais mal le maître de maison, vaut aussi et peut-être surtout par l'atmosphère de cette bâtisse, hautaine mais fascinante. A travers le couple de gardiens, qui l'accueille si bien, lui, ce rouge d'outre Quiévrain, si loin du grand bourgeois à la trajectoire parfois étonnante, à travers les murs, les meubles et plus encore les livres, bouleversé par l'ombre du géant des lettres, le jeune universitaire frisera le syndrome de Stendhal.
J'ai assez aimé ce livre qui parie sur l'intelligence du lecteur, voire une certaine connaissance de l'univers mauriacien, que j'ai déjà dit ne pas avoir. Je l'ai aimé parce que j'aime les livres, clairement. Mais l'ouroboros guette un peu ce bouquin écrit par un professeur qui crée un universitaire qui se prend à écrire à la fois sur le grantécrivain mais aussi à son propre titre. On y croise aussi le fils du grantécrivain, il écrit... Ainsi Chez Mauriac à Malagar règne encore et toujours l'écriture. Parfois jusqu'au vertige.
Récit plus que roman Des mules et des hommes est un livre irrésistible, un livre plaisir, un livre où l'on se sent bien pour peu que l'Amérique nous intéresse et que nous soyons lecteurs d'Erskine Caldwell par exemple. Mais connait-on encore Caldwell, sa Route au tabac et son Petit arpent du bon Dieu? Harry Crews raconte son enfance de petit blanc de Georgie.
Né en pleine Grande Dépression, dans une misérable baraque de Bacon County, zone aride aux habitants susceptibles, Crews (1935-2012) narre ce lieu magique où les serpents parlent, où les oiseaux peuvent s'emparer de l'âme d'un enfant, où les prédicateurs et les sorcières gardent fantômes et démons à portée de main. Cette Amérique n'est pas celle de Boston ou de Frisco. C'est une Amérique de modestes pour qui le temps qu'il fait et les récoltes tout aussi modestes sont choses essentielles. Le titre français, Des mules et des hommes, paraphrasant un roman de Steinbeck, est à cet égard plutôt bien choisi.
Je n'avais jamais lu Harry Crews. Dans cette quasi autobiographie les évènements, rudes, de son enfance, décès de son père, alcoolisme de son beau-père, ses propres et graves problèmes de santé, paralysie des jambes pendant plusieurs mois et chute dans un chaudron de graisse bouillante, sont relatés sans verser dans le misérabilisme même si la vie, elle, frise la misère. Au rythme des saisons, achat d'une mule, estocade du cochon (un classique du rural dans le monde entier), vol de bétail, prières maugréées plus qu'entonnées, Harry Crews compose une ballade de ses tendres années, c'est un euphémisme, où celui qui tient la vedette est tout simplement l'amour de la vie, malgré la poussière des chemins et l'entêtement des mules et des hommes.
Ce n'est pas le Sud de Faulkner, pas tout à fait celui de James Lee Burke, mais on est tout de même plus près des bayous cajuns aux serpents mocassins et poissons-chats géants que de Paul Auster ou Philip Roth. Multiple et géniale (parfois) littérature américaine.
Avec tous mes voeux à Asphodèle l'initiatrice et toute ma gratitude à Ecriturbulente, et bien que peu loquace actuellement, j'ai tenu à ce rendez-vous poésie. M. de Régnier semble bien sévère, comme beaucoup de portraits de ces années. Mais j'aime ce poème, tout simplement.
Le jardin mouillé
A petit bruit et peu à peu
Sur le jardin frais et dormant
Feuille à feuille, la pluie éveille
L'arbre poudreux qu'elle verdit
Au mur on dirait que la treille
S'étire d'un geste engourdi.
L'herbe frémit, le gravier tiède
Crépite et l'on croirait, là-bas
Entendre sur le sable et l'herbe
Comme d'imperceptibles pas.
Le jardin chuchote et tressaille
Furtif et confidentiel
L'averse semble maille à maille
Tisser la terre avec le ciel.
Henri de Régnier (1864-1936)
Troisième incursion chez Don Carpenter, auteur américain que j'ai découvert l'an dernier avec La promo 49. Deux comédiens ne m'avait pas passionné contrairement au précédent. Sale temps pour les braves (Hard rain falling), publié en 66 est pour moi entre les deux mais assez différent, loin du registre de la satire hollywoodienne, assez loin aussi du portrait de groupe générationnel de La promo 49 qui se présente d'ailleurs sous forme de nouvelles. Le bouquin est nettement plus gros, plus hard-boiled si j'ose dire. L'itinéraire de Jack Levitt est bien balisé, né avec la crise de 1929, orphelinat, maison de correction, prisons de différents niveaux. En quête de liberté depuis toujours Jack connaîtra à peu près tout, mais rien n'ira vraiment. Amour, mariage, paternité, argent, Jack Levitt n'est pas un chanceux. Pas sûr qu'il ait mis tous les atouts dans son jeu.
A propos de jeu de nombreuses pages sont consacrées au billard et à ses différentes déclinaisons. Manifestement bien documenté, c'est aussi pour un profane somptueusement... casse-pieds car à peu près incompréhensible. L'écrivain Richard Price parle de Hard rain falling comme d'un roman de la période beat. C'est en partie juste quoiqu'ultérieur d'une douzaine d'années à Kerouac par exemple, et moins intellectualisé, et (un peu) moins sous acide. Tout de même on peine à croire certains passages quand Jack dit préférer Dostoievski à Tchekhov. C'est la seule chose optimiste et utopique vu les antécédents et le jeunesse de Jack Levitt. Enfin moi je n'y ai pas cru. C'est une des limites de cet intéressant roman de Don Carpenter, qui ne fut jamais à la bonne place au bon moment. Corée, enseignement, scénariste à Hollywood pour le pire, d'ailleurs très peu de traces, son meilleur ami fut Richard Brautigan et tous deux choisirent un jour d'en finir. Mieux vaut tard que jamais, cinquante ans après sa disparition on redécouvre Don Carpenter. 10/18 n'y est pas pour rien.
Affluence satisfaisante pour Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe) en ce lundi soir. Ce film a le courage ou l'inconscience de mettre en scène Céline lui-même, du jamais vu au cinéma, même pas en adaptation d'un de ses romans. Evidemment une soirée autour de Céline est toujours un peu risquée. Mais entre gens de bonne compagnie les choses se sont bien passées. Pour être un peu sérieux reconnaissons que dans ce genre de discussion nous étions tous des amateurs. Certains ayant un peu lu Céline ou au moins Le voyage..., personne n'ayant la prétention de connaître vraiment l'écrivain. Comme Joyce, voire Proust, Céline s'il est très connu n'est pas vraiment beaucoup lu. Je pense d'ailleurs que peu d'écrivains sont beaucoup lus, tout simplement parce que la lecture se porte mal même si ce n'est pas sur nos blogs à forte connotation livres que ça se voit. Mais faut pas rêver, la vie est bien loin de nos écrits parfois.
Le film d'Emmanuel Bourdieu se fracasse sur le mythe et ne peut prétendre réussir. Mais c'était impossible. Bien que portant sur trois semaines seulement de la vie de Céline, l'identification de Denis Lavant au misanthrope en fuite au Danemark ne fonctionne pas vraiment. Au passif du film un Céline en surjeu par un Lavant tout en exagération, ce qui fait beaucoup d'artifices. L'écrivain n'éructait ni ne vitupérait autant, si ce n'est dans ses livres. J'ai mieux aimé Géraldine Pailhas en Lucette Almanzor-Destouches, mais plusieurs spectateurs l'ont trouvée nettement trop angélique et diplomate entre Céline et son admirateur juif américain venu "au secours" de l'auteur de Mort à crédit. Son look Simone de Beauvoir n'a pas non plus été particulièrement bien reçu.
Au crédit, à mon sens, de Deux clowns pour une catastrophe (l'expression est de Céline lui-même) une belle expression de sa paranoia, d'ailleurs justifiée car il risquait vraiment sa peau, et quelques belles scènes où l'antisémitisme humiliant se taille la part du lion, scènes semble-t-il authentiques. Drôlerie parfois (scène des baignoires, mauvaise foi évidente envers le pays qui, tout de même, s'il l'a embastillé ne l'a pas extradé). Bourdieu a eu aussi la curieuse idée de grandir physiquement Milton Hindus ce qui donne au duo vieux râleur-jeune ambitieux une allure quasi burlesque discutable. Quant au débat il fut intéressant même si nous manquions d'un véritable spécialiste de Céline, denrée assez rare en une ville moyenne. Mais nous avons tous essayé de ne pas trop dire de bêtises. Au moins ce film a-t-il été proposé, dans le cadre d'une action cinéma tout au long de l'année qui commence à porter ses fruits. C'était ma minute d'autosatisfaction. Après tout si on ne peut pas dire un peu de bien de soi-même...
Babelio m'a souvent fait lire des bouquins qu'à première vue je n'aurais pas choisis. Parfois c'est vraiment génial, parfois au contraire. Autopsie d'un père de Pascale Kramer est un assez bon crû. Mais comme ce roman est le contraire de chaleureux. Et comme il sonne juste, hélas. Gabriel, intellectuel proche de la soixantaine, a pris la défense de deux jeunes hommes qui ont massacré un Comorien sans papiers. Ania, sa fille, qui vient juste de le revoir après des années, apprend qu'il vient de se suicider. Accompagnée de Théo son fils sourd-muet, sept ans, elle fait la connaissance de Clara, la dernière épouse de son père, aux Epinettes, la maison de famille. Le roman ne porte que sur ces quelques jours où le mort habite la demeure, et sur les obsèques.
J'avais très peur d'un regard moralisateur et bien démago vu le parti pris de Gabriel mais c'est loin d'être le fil conducteur du livre. Ce n'en est pas même le thème principal. Comment s'est délité le lien entre le père et la fille, bien avant le sordide? La faute à qui? On n'en saura pas tout mais simplement que le divorce Gabriel-Ania ne datait pas d'hier. Pascale Kramer revient par flashes sur le passé et l'enfance d'Ania, la disparition de sa mère et l'absence de ce père, ou plutôt son indifférence envers cette enfant peu brillante, dans laquelle lui, journaliste très en cour dans les milieux de gauche, ne se reconnaissait pas. Bien peu d'amour au long de cette Autopsie d'un père, et peu de personnages que l'on se prend à aimer. Du moins fut-ce mon cas. Il reste bien sûr le couple de voisins, qui éleva presque Ania, couple qui vécut lui-même la tragédie de la perte d'un enfant. Jean-Louis et Jacqueline, je me suis pris d'affection pour eux, un sentiment discret comme leur vie. Et le petit Théo, cet enfant du silence, parfois muré parfois vif, que le père, un Serbe un peu intermittent , aime à sa manière un peu intermittente elle aussi.
Court roman de 173 pages, Autopsie d'un père est un livre profond, qui remue sans bouleverser tant l'empathie n'a pas été voulue par Pascale Kramer. C'est donc un roman que je qualifierai de dur, de gris. Ce n'en est pas moins un bon roman qui évite le mélo et les leçons. C'est déjà ça. Merci à Babelio pour sa confiance.
Livre voyageur aimablement lancé par Claudialucia, C'est ainsi que la vie s'est arrêtée, de Corinne Wargnier, traque quelque part une littérature de la dérive, Aticamparo, Nullepartlande, une auberge un peu comme au bout du monde étant le point de rencontre de quelques personnages essoufflés, un couple, un acteur vieillissant, une jeune femme seule et pour le moins chagrine, un autre couple plus âgé, les Wright qui sont nettement "wrong". Première partie, sur place, ils font plus ou moins connaissance,ce n'est pas leur priorité. D'ailleurs quelle est leur priorité? Une poignée de désorientés, en proie aux tourments, rupture, deuil, âge venant, se retrouvent dans cette modeste pension dont l'hôtesse est Tessa et dont le fils d'une vingtaine d'années, Gab, au comportement bizarre, fait office entre autres de chauffeur du minibus. Car une excursion est prévue.
Deuxième partie, tout ce petit monde grimpe dans le bus pour le bord de mer. Car on n'en est pas loin, ce qui nous avait un peu échappé. Personnellement j'aurais même situé Aticamparo plutôt montagneuse. On se prend à penser que l'air marin nous fera du bien ainsi qu'aux presque naufragés de cette histoire. Il n'en sera rien. C'est ainsi que la vie s'est arrêtée ne fait pas de cadeau. Nulle vraie rédemption, à quel titre d'ailleurs? Le couple plus âgé gagnera-t-il un soulagement à son drame? Et les drames des autres, est-ce que le soleil les lissera pour permettre à chacun de continuer sa route? On aimerait éviter la violence. Y parviendra-t-on? Le roman n'est à aucun moment fascinant. Mais il s'applique à nous immiscer malgré nous dans les crises existentielles de ces personnages pour lesquels on n'éprouve aucune sympathie particulière. Malgré le mal que j'ai eu à en faire hommes et femmes de chair, leur pusillanimité m'a semblé faire ressortir quelque chose de ma propre médiocrité. Assez désagréable, donc plutôt réussi comme roman. Le livre est parti chez Gwenaelle et continue son tour de France...
L'équation du deuil est magistralement explorée par ce livre qui tient parfois du prodige intellectuel. L'Américain Paul Harding, Prix Pulitzer 2010 avec Les foudroyés, plonge avec Enon dans les affres vécues par le père de Kate, 13 ans, qui est morte accidentellement dès les premières pages. Le couple ne résiste pas plus de quelques jours et Susan quitte Charlie. Ce n'était de toute façon pas le couple du siècle. Et c'est la descente aux enfers pour cet homme, expression banale mais parfois le très banal convient bien, dans la très modeste bourgade d'Enon, Nouvelle-Angleterre. Seul, Charlie va très vite sombrer dans une grave dépression avec dépendance, addiction plutôt, aux médicaments et à l'alcool. Ces choses là arrivent. Mais Enon va beaucoup plus loin, enclenchant une fatale mécanique du désastre. C'est que Charlie n'est pas un intellectuel et qu'il n'est pas apte à affronter ses souvenirs et moins encore les fantômes qui l'assiègent. Ses facultés vacillent,il s'est explosé la main quasi volontairement, cesse de se raser, dort sur le canapé, mais surtout marche dans les bois et prend l'habitude de hanter le cimetière d'Enon où reposent sa fille mais aussi sa mère et ses grand-parents.
Ainsi vit, ou survit, Charlie Crosby, Charlie le désarmé, le timoré peut-être, le très fragile sûrement. Jeune il avait vite arrêté ses études pour gagner sa vie en repeignant des maisons, en tondant les pelouses et en déblayant les allées enneigées. Epousé Susan, enseignante, élevé Kate du mieux qu'il le pouvait, Kate maintenant couchée dans le cimetière paroissial où il passe des heures, prostré, en proie à des ombres, à des voix, à de vraies rencontres parfois. Charlie, plein de whisky, de cachets, de douleur(s), voit ses souvenirs le submerger. La prose de Paul Harding est capable de nous emporter dans le quotidien de cet homme à la dérive, de nous émouvoir, mieux de nous bouleverser. Dans Enon la discrète, des pages entières sur le froid, sur quelques arbres, sur un bien discret supermarché de bourgade et son patron, ou encore une magistrale évocation du grand-père de Charlie remontant les mécanismes horlogers des maison bourgeoises, sont autant de joailleries.
Enon est donc à mon sens une grande réussite, un poème d'amour d'un père à sa fille, mais aussi à la vie, la vie qu'il est quoi qu'il en soit un privilège de vivre. Pas à fleur de peau, mais profondément incarnée au sens premier. Qui peut dire ce qui suit les ténèbres? Ce qui suit la lecture d'Enon, ça, je le sais, est une belle envie de lire Les foudroyés.
Voilà un bon roman, peut-être un petit peu éparpillé tant Jess Walter mêle les époques et nous confronte à de forts personnages en des âges différents. En vrac un écrivain américain qui écrira bien peu, lors de la libération de l'Italie en 1944. Une jeune actrice sur la côte ligure, échappée du tournage de Cléopâtre en 62. Un très modeste hôtelier italien et sa mère dans le minuscule port de Porto Vergogna, tout un programme. Un producteur américain typique donc mesquin et grandiose. Gravitent tout autour Richard Burton en personne, et bien d'autres....
De si jolies ruines brasse beaucoup de thèmes. Des destins fracassés comme dans un feuilleton, l'exotisme que présentait encore dans les années 60 la Riviera, la satire un peu facile de Hollywood et de ses moeurs avec caprices de stars et infantilisation, une jolie histoire d'amitié qui survivra à cinquante années de séparation. Notre tendresse va davantage à Pasquale et Dee la jeune actrice emportée dans une sombre machination. Ce sont évidemment les coeurs purs. Mais les puissants sont bien campés, notamment le producteur Michael Deane, inspiré de... et le portrait de Burton, star des paparazzi des sixties est également saisissant. C'est un livre riche en péripéties, en aller retour, où le lien avec notre époque passe par les années cames, les années seringues dorénavants inhérentes à presque toute littérature. C'est Pat, fils de Dee, musicien rock, qui assure cette partition. Mais j'ai peur d'être un peu confus à la chronique de ce livre, presque trop riche. Car Jess Walter revient aussi sur un épisode de la conquête de l'Ouest, l'expédition Donner, tragédie dans les Montagnes Rocheuses en 1846.
Récapitulons calmement, toute l'Amérique est là, la guerre en Italie, le cinéma et les affaires, les parties fines et l'alcool, le rock et la Californie, la mythologie du western, tout de déraison. Notre ami Pasquale, Italien du nord, n'en est que plus sensible, et sensé. Un très bon moment de lecture, un peu trop encensé quand même à mon goût. Mais, rappel, comme toujours, ce n'est que mon avis.
Je crois que Beautiful ruins est un projet de cinéma. Je n'ai aucune autre information à ce sujet. Nous en resterons donc au projet avant d'aller au cinéma. Quant à l'hypothétique et microscopique Porto Vergogna, il borde les célèbres Cinque Terre, site classé mais envahi. La rançon de la gloire.
Plaisir à peu près trimestriel avec Valentyne d'une lecture commune La couleur des ombres – Colm Toibin et retour aux lettres irlandaises dont je ne m'éloigne jamais très longtemps. Colm Toibin, la soixantaine, est l'un des plus connus parmi les contemporains d'Erin. Je l'ai beaucoup lu, romans et nouvelles confondus. Je suis très porté sur les nouvelles, difficiles à chroniquer toutefois. Le recueil La couleur des ombres m'a semblé moins riche que L'épaisseur des âmes. Voir Mères et fils. Au passage qu'on m'explique pourquoi le titre original est celui de la nouvelle La famille vide alors qu'en France on a choisi la nouvelle La couleur des ombres. Neuf textes donc dans ce livre mais où je n'ai pas retrouvé l'émotion du précédent recueil. Loin de là.
S'il est souvent question de départ, de retour, de transit, de deuil dans ces textes, Colm Toibin explore aussi beaucoup les liens familiaux, notamment entre fils et mère. Les deux premières nouvelles sont très belles. Un moins un raconte un courrier d'un homme à un ancien amant, courrier où il revient sur la mort de sa mère, et comment il a ressenti ce voyage in extremis de New York à Dublin. "Il était trop tard désormais pour expliquer quoi que ce soit. Nous avions épuisé notre réserve de temps" Dans Silence l'auteur met en scène, autour de la poésie, le secret de Lady Gregory, d’après une histoire rapportée par l'écrivain Henry James, l'un des auteurs favoris de Toibin auquel il a d'ailleurs consacré Le Maître. Bien des points leur sont communs.
Colm Toibin qui a vécu longtemps en Espagne consacre trois nouvelles à ce qui reste comme son pays de coeur. La première, nommé Barcelone 75, ne m'a pas intéressé, entièrement vouée aux vingt ans de l'auteur dans cette ville et à ses aventures homosexuelles (Toibin est un militant) sur fond de mort du Caudillo, une sorte d'Almodovar mais sans ses magnifiques portraits de femmes. La nouvelle Espagne, plus sensible, c'est le retour à Minorque, après la mort de Franco, d'une jeune Espagnole après un exil londonien. Avec son lot de déceptions. Colm Toibin marque parfois un peu fort son territoire social et culturel mais cette nouvelle est forte, on ne revient jamais tout à fait de son exil. La rue conjugue immigration et homosexualité et le relatif anticonformisme de Toibin pâlit un peu.
Mais les choses s'arrangent avec la nouvelle-titre La couleur des ombres. Tante Josie est une vieille dame en fin de vie. Paul son neveu s'en occupe le mieux possible, plus proche d'elle que de l'"autre", sa propre mère, soeur de Josie à qui il jure qu'il ne la reverra pas. Bouleversant, on ne saura pas vraiment pourquoi Paul a rejeté sa mère, l'alcoolisme, ou est-ce l'inverse. Une nouvelle, j'aime bien qu'elle reste posée là, sans réponse à tout. Colm Toibin, là, est magnifique, et tellement plus intéressant. Vous le savez, les militants m'emmerdent vite. Je préfère de loin les silences familiaux.
Attention l'Irlandais Colm Toibin n'est pas un grand irlandophile. "Je ne crois pas à l’Irlande. Pourtant, il arrive que l’Irlande vienne à moi" lance le narrateur de Un moins Un. Toibin parle surtout de Toibin. Un sujet qu'il connait bien. Et parfois l'Irlande le reprend dans sa main et le meurtrit sans ménagement. Je crois qu'il n'arrivera pas à détester ça.
P.S. Je viens de voir au cinéma Brooklyn, assez jolie et classique adaptation du roman éponyme de Colm Toibin. Désormais son exil